Après une heure et quart où chacun se renvoyait la balle, Gabriel Attal a saisi la perche tendue par Jordan Bardella pour marquer un point décisif dans le débat organisé mardi sur TF1 à cinq jours du premier tour des élections législatives. « Vous voulez mettre un Franco-Russe à la tête d’une centrale nucléaire ? Ça ne vous pose pas un sujet d’intérêt national ? » a lancé le candidat du Rassemblement national (RN) à Matignon à son actuel locataire, pour justifier sa proposition d'interdire l'accès aux postes « stratégiques » de l’État aux Français binationaux. « Si c’est une mesure qui concerne les Franco-Russes qui occupent des postes sensibles, est-ce que vous pouvez dire aux Français qui nous regardent qui est madame Tamara Volokhova ? » s'est empressé de répondre le Premier ministre. Contraint de botter en touche, Jordan Bardella omettra de dire que le nom de cette conseillère franco-russe du RN au Parlement européen, assistant notamment à des réunions de la commission des Affaires étrangères sur la guerre en Ukraine, était mentionné dans une note des services de renseignement intérieurs français, la DGSI, sur « les relais d’influence » utilisés par la Russie dans le cadre des élections européennes, comme l'a révélé Mediapart.
De quoi embarrasser un candidat dont le discours se veut le moins clivant possible à l’aune de la possible prise de pouvoir du parti d’extrême droite en cas d’obtention d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale le 7 juillet prochain. Point controversé de son programme, la question de la binationalité s’est invitée dès le début de la campagne, lorsque son vice-président Sébastien Chénu, s'est déclaré favorable à sa suppression sur la chaîne C8, le 12 juin : « Je suis attaché au fait de n’avoir qu’une nationalité, car ça dit beaucoup de ce que vous êtes. On ne peut pas être français pour certaines choses et uruguayen pour d’autres », affirmait-il, avant d'être contraint par son parti de rectifier le tir, quelques heures plus tard sur X.
« Mesure complètement folle »
Marqueur fort du programme électoral du Front national (FN), rebaptisé RN en 2018, l'abolition de la « double nationalité extra-européenne » faisait en effet partie des 144 engagements de Marine Le Pen lors de sa campagne présidentielle de 2017. Un engagement très vite modulé : dans un entretien accordé à L'Orient-Le Jour lors de son déplacement de campagne au Liban, où elle compte de nombreux électeurs, la candidate déclare pour la première fois envisager des exceptions. « Marine Le Pen est quelqu’un d’assez réaliste. Lors de ses voyages à l’étranger, elle a fini par s’apercevoir que cette proposition allait trop loin », commente Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques. Cinq ans plus tard, la mesure est finalement retirée sur décision unilatérale, mettant ainsi de nombreux membres de son camp devant le fait accompli.« Elle a compris que cela se heurterait à trop d’obstacles juridiques, notamment vis-à-vis des nombreux pays (comme le Maroc ou Israël, NDLR) qui empêchent leurs citoyens de renoncer à leur nationalité », poursuit le spécialiste de l’extrême droite. « J’ai été agréablement surprise lorsque Marine Le Pen est revenue sur cette mesure, car c’était un de mes points de désaccord avec elle, se souvient Sophie Akl, correspondante au Liban pour le journal chrétien traditionaliste Présent (disparu en 2022). Je l’avais directement interpellée sur la question (...) Je suis charnellement attachée à la France et au Liban, l’un n’empêche pas l’autre. »
Le 25 janvier dernier, le RN a pourtant remis le sujet sur la table dans une proposition de loi constitutionnelle déposée par Marine Le Pen et plusieurs députés de son groupe à l’Assemblée nationale. Un texte faisant mention « d'interdire l’accès aux fonctions inséparables de l’exercice de la souveraineté nationale » ou encore des « emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public (...) aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre État ».
De quoi continuer de semer le trouble sur les intentions du parti. « Personne ne sait si cette mesure concernera seulement un nombre précis de haut fonctionnaires ayant accès à de l’information classée ou bien l’ensemble du personnel du secteur public, abonde Jean-Yves Camus. Auquel cas, cette mesure serait complètement folle en plus d’être inutile puisque tout haut fonctionnaire binational fait dans la pratique déjà l’objet d’une enquête afin d’identifier de potentiels conflits d’intérêt », rappelle-t-il.
Marqueur historique
Proposées au nom de la « priorité » ou de la « préférence » nationale, ces mesures restrictives à l’encontre des quelque 3,3 millions de Français munis d’une autre nationalité, selon les dernières estimations disponibles de l’Ined, dont plus de 40 000 Franco-Libanais en France métropolitaine, ne datent pas d'hier.
Ces attaques répétées contre ce principe, lié à celui du droit du sol, ancré dans la culture républicaine depuis la moitié du XIXe siècle, sont constitutives de l’héritage de l’extrême droite française qui, sous la IIIe République, s’en prenait déjà à cette « Anti-France » théorisée par Charles Maurras. « La binationalité a été contestée par l'extrême droite dès le début du siècle dernier. Cette question a notamment mobilisé l'Action française pendant l’entre-deux-guerres, qui considérait ces binationaux comme de potentiels traîtres », rappelle par exemple l’historien Patrick Weil dans un entretien avec le quotidien français Le Monde.
Des idées inscrites dans le marbre par le régime de Vichy (1940-1944), qui restreint l'accès à la fonction publique aux Français « d'ascendance française », dans le sillage de la loi du 3 octobre 1940, l’interdisant aux juifs. Des lois qui seront abrogées après la Libération par le gouvernement provisoire du général de Gaulle.
La thématique s'impose cependant comme un marqueur du FN, dès sa fondation en 1972, par Jean-Marie Le Pen et ses amis, dont les anciens Waffen SS Pierre Bousquet et Léon Gauthier, l'ancien collaborationniste François Brigneau, ou encore l'ancien milicien de l'Organisation de l'armée secrète (OAS) Roger Holeindre. La saillie du « Menhir » contre le porte-drapeau du tennis tricolore à l'époque, Yannick Noah, qualifié de « Camerounais » en raison de son choix de se marier dans son pays d’origine, sur le plateau de L’heure de vérité d'Antenne 2 en 1985, illustre cette rhétorique. Une rhétorique qui survivra, dans le fond, à la stratégie de « dédiabolisation » entreprise ensuite par sa fille. « Il faut choisir, être français ou être autre chose. On est algérien ou on est français. », déclarait ainsi Marine Le Pen en juin 2014 suite aux incidents survenus en France après la qualification des « Fennecs » en huitièmes de finale de la Coupe du monde de football.
« Insultant pour tous les Franco-Libanais »
Ces accusations à l’endroit des sportifs jugés « indignes » de porter le maillot tricolore a également fait son chemin dans les rangs de la droite traditionnelle, comme en 2011, lorsque le député UMP de Paris Claude Goasguen, soutenu alors par une partie de l’aile droite de son parti et le FN, se saisissait de l’occasion offerte par l’affaire des quotas au sein de la Fédération française de football pour présenter un rapport préconisant de restreindre l’accès à la binationalité et les droits qui lui ont trait… avant de le retirer.
Des va-et-vient similaires à ceux du RN, dont la position finale sur cette question, comme sur beaucoup d’autres, est encore difficilement lisible. Ce jeudi encore, Sébastien Chenu parlait sur BFM TV d'une « liste de peut-être 50 emplois » qui seraient concernés par cette interdiction. « Personne ne sait ce qu’un gouvernement RN majoritaire à l’Assemblée sera capable de faire, ni quelles sont ses véritables intentions, reprend Jean-Yves Camus. Mais ce qui est sûr, c'est que sa future politique sera dirigée contre les Français d’origine maghrébine ou d’Afrique subsaharienne. », assène-t-il.
Il reste que ces tâtonnements n’ont pas manqué d’indigner les premiers concernés, dont l'ancienne ministre française de la Culture Rima Abdul Malak : « Pour eux, (...) il y a les vrais Français et les demi-Français, qui ne méritent pas d'obtenir des postes à responsabilité. C'est quand même extrêmement insultant pour les plus de trois millions de Français qui ont une double nationalité, dont je fais partie ainsi que tous les Franco-Libanais », vient-elle de déclarer dans ces colonnes.
Nicolas Zahar, vous semblez oublier que les binationaux sont, eux aussi, chez eux en France. Quand la majorité décide d'ostraciser sciemment une partie de la population, on est en droit de s'en inquiéter et de ne pas lui donner raison par défaut.
15 h 21, le 30 juin 2024