Cet état permanent d’indécision. Revenir au Liban pour les vacances ou rester au chaud où que l’on se trouve. Foncer ? Renoncer ? Attendre ? À l’arrière-plan de nos disques durs, il y a en permanence cette inquiétude sournoise et deux démons qui murmurent à nos oreilles. L’un dit « la guerre est pour bientôt, maintenant, demain, la guerre est là même si tu ne la vois pas », l’autre, « la guerre n’aura pas lieu, la ficelle est trop grosse, les enjeux trop grands, les risques incalculables, et comment endiguera-t-on les flots de réfugiés qui voudront gagner l’Europe ? ». La guerre, six lettres de craie qui ne cessent de crisser sur la bande-son de nos vies, aussi loin que chacun de nous, toutes générations confondues, s’en souvienne. Installé ou de passage au Liban, aucun étranger, s’il n’a pas encore reçu l’injonction de son ambassade de partir au plus vite, ne pourrait pourtant affirmer se trouver aujourd’hui dans un pays au bord d’une destruction peut-être totale.
À peine émergeant d’une crise bancaire et financière sans précédent, réduit à une archaïque économie monétaire qui ne favorise pas les investissements, le Liban assiste étrangement à une éclosion pléthorique de restaurants et lieux de loisirs qui ne désemplissent pas. Nuit et jour, à longueur de semaine, les routes sont encombrées. Les gens vaquent, on ne sait à quoi, mais ils ont l’air perpétuellement occupés, pressés, pris de bougeotte. Pour autant, on ne voit personne vider les étagères des supermarchés ou faire provision de gaz ou d’eau ou de papier toilette. Personne ne se barricade ou quitte son lieu de vie, personne ne songe vraiment à équiper un refuge ou un lieu de repli. Il y a dans l’air un fatalisme qui frise l’inconscience, sachant qu’on vit dans un pays quasi ingouverné, dont les autorités ne feront rien, on le sait d’avance, pour assurer aux citoyens le minimum vital si les choses venaient à tourner dans le mauvais sens.
La guerre à la plage, la guerre à l’école, la guerre à la fac, au bureau, aux guichets des banques, en boîte, aux terrasses des cafés, sous les arbres, au sommet des montagnes, devant l’horizon, la guerre et les grandes idylles adolescentes, la guerre et les mariages dans les règles de l’art, la guerre au grand air, la guerre et nos grands airs jusqu’à ce que sa lave coule à nos pieds. Quand on y pense, la guerre a toujours été notre mode de vie. Elle nous a appris la débrouille, le confort de remplacement, la solidarité dans l’urgence, la gestion du manque, l’art de l’alternative, la frénésie sous adrénaline. Elle nous a appris à mesurer le danger plutôt qu’adopter des mesures de prudence. Et que la vie doit continuer jusqu’à ce que mort s’ensuive, et qu’il faut saisir les moments qui ne se présenteront probablement plus. La guerre est notre différence. Elle est aussi, telle que nous nous y préparons, notre terrible indifférence.
L’habitude – mais s’habitue-t-on vraiment ? – a fait de nous des brontosaures, petites têtes et corps lourds. Lents à réagir, lents à se déplacer. On franchit les ponts quand ils se présentent, si toutefois ils restent debout. Sinon, on contourne, il y a toujours un chemin de muletier qui trace une courbe d’un point à un autre. Les lignes droites sont un luxe de temps de paix. Il existe deux genres de bêtises, nous rappelle Jean Giraudoux dans La guerre de Troie n’aura pas lieu : celle des hommes et celle des éléments. La première est infiniment plus profonde que la seconde, au sens où elle est consciente et volontaire. Aucun être humain, sur les six millions qui vivent sur ce petit territoire, ne veut la guerre. Six millions sauf les cent mille que l’on sait, aspirants à la mort dès la naissance. Ajouter des victimes aux victimes ne sauvera pas les Palestiniens, aussi solidaires que l’on soit de leurs souffrances. Sous nos pieds la terre gronde, mais quelque chose nous dit qu’elle finira probablement en boule dans son panier.
Petite consolation quand même. Le solide bon sens, s’il est respecté par des gens de bonne volonté est le plus fort pont érigé. A Paris, à la sortie de la guerre, celle de 40-44 bien sûr, une comédienne se faisait "juger" par des "gens" pour avoir accordé des moments de tendresse à un amoureux allemand. Elle répondait qu’elle n’était pas très résistante (elle ne pouvait pas résister) et dès le début, il ne fallait pas les faire entrer. Voilà, ça résume bien des situations et le bon sens sauve la vie…
15 h 51, le 28 juin 2024