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Nos Lecteurs ont la Parole

Dans l’ombre de l’aura

Dans l’ombre de l’aura

La basilique Santa Croce à Florence, en Italie, qui a suscité ces mots chez Stendhal en sortant du lieu : « J’avais un battement de cœur, la vie était épuisée en moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Photo d’illustration Bigstock

« En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée en moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Ces mots sont ceux de l’écrivain français Henri Beyle, plus connu sous le nom de plume de Stendhal, après sa visite à la basilique Santa Croce à Florence, en Italie. Il s’agit de la première description de ce qui a été ultérieurement appelé syndrome de Stendhal, un phénomène psychosomatique qui semble toucher les visiteurs de musées en provenance de certains pays du monde, tandis que les Italiens semblent épargnés. Cette réaction aiguë face à l’œuvre d’art se traduit par des sensations physiques et émotionnelles de peur et d’anxiété, qui surviennent de manière inappropriée au contexte et peuvent conduire à des actes de vandalisme contre l’œuvre d’art source de ce bouleversement. Si ce phénomène mérite une compréhension approfondie au-delà de la simple réaction catastrophique face à une œuvre d’art, c’est surtout au niveau de la réaction face à la beauté et à la présence d’une aura qu’il faut concentrer notre attention.

Pourquoi percevons-nous une menace dans la beauté ? Nous recherchons la beauté pour son harmonie, sa symétrie et sa perfection, mais elle peut finalement nous rendre mal à l’aise, voire nous pousser à vouloir la détruire. Ce paradoxe, fréquent dans nos vies, mérite une exploration approfondie. Voici une explication probable : notre cerveau, si complexe avec ses circuits, ses milliards de neurones, ses voies axonales, ses matières blanche et grise, ses zones, ses aires et ses lobes, présente un système d’alarme ayant un mécanisme très simple semblable à tous les autres systèmes d’alarme : des systèmes qui se déclenchent face à un danger, une menace, un risque, bref une incertitude. Les manifestations psychosomatiques du phénomène de Stendhal ne sont rien d’autre que la résultante de l’activation de ce système d’alarme. Il serait ainsi plausible, à partir du phénomène de Stendhal, de spéculer que la beauté renvoie les individus à la mort, que sa perfection leur rappelle l’imperfection de la vie, que sa subsistance réactive en eux l’angoisse de la finitude, que son immuabilité contraste avec la fugacité du moment présent, que son aura vive déclenche la peur que suscite le fait de ressentir vivement son existence, car cela réveille la crainte de la froideur de ne plus exister un jour...

Un autre intérêt de ce phénomène décrit par Stendhal réside dans le concept d’aura. Le terme « aura », du latin signifiant « air en mouvement », évoque une masse d’air agitée, et puisque l’air est invisible, il comprend ainsi une dimension sensorielle illusoire, voire hallucinatoire. Mais l’aura est bien plus que ce que nous avons pu lire dans la littérature sous forme de théories spéculatives concernant sa signification et son existence. Pour simplifier, l’aura est un cortège d’émotions massives et une ambiance bouleversante qu’une personne, un objet ou un lieu, active dans notre cerveau suite à un état d’étonnement, de stupéfaction, d’admiration, d’appréciation, d’extase et de reconnaissance. Vu sous cet angle, il est évident que les œuvres d’art de Florence ne dégageront pas cette aura chez les sujets qui n’ont pas été sensibilisés à l’importance de la culture, de la religion et des valeurs humaines que véhiculent ces œuvres d’art. De même, l’aura est ce qui nous attire, surprend et procure du plaisir non seulement face à une œuvre d’art, mais aussi, pour extrapoler, face à tout autre objet, personne ou lieu qui nous font ressentir quelque chose, qui portent des sensations entre leurs replis, qui nous procurent de l’extase et de la reconnaissance en les consommant sans nécessairement un contact physique, mais à travers la vision, l’ouïe et l’odorat. Finalement, l’aura porte en soi une générosité, elle qui ne cesse de donner indépendamment de la récompense. Cette générosité expliquerait une part de la réaction de sabotage du porteur du syndrome de Stendhal, vu que ça contraste avec son incapacité au moment de son exposition à l’objet dégageant l’aura d’accepter en lui cette charge de positivité.

Dans l’ère de la reproduction et du copiage, il est intuitif de se demander quel sera le devenir de l’aura à notre époque ainsi que dans l’avenir. Nous vivons dans une ère de consommation et de réplication, qui fait que nous serons bientôt, sans le réaliser, en déficit d’aura à tous les niveaux. Le philosophe français Jean Baudrillard décrit cet aspect du consumérisme de notre époque par le terme

d’« hyper-réalité », par contraste à l’« hypo-réalité » définie par l’absence d’informations. Baudrillard pense que la règle dans la production est devenue celle de la production de simulacres à un tel point que nous consommons, au quotidien, des copies sans même qu’il n’existe une version originale ! Nous pouvons tout consommer à partir de l’écran que nous avons tous entre les mains, de sorte que peu de choses dans le monde qui nous entoure garderont leur aura à l’avenir. Si nous voulons contempler une œuvre d’art, il suffit de cliquer dessus sur nos écrans. Si nous voulons écouter une chanson, il suffit de la télécharger et nous y avons accès en illimité. Si nous voulons rencontrer une personne aimée, il suffit de l’appeler en appel vidéo. Si nous souhaitons expérimenter les sensations éprouvées durant la visite d’un pays qu’on aimerait visiter un jour, la réalité virtuelle pourrait incessamment répondre à notre demande bien que les sensations ne soient ni authentiques ni intenses. Même les livres ont perdu de leur aura et sont devenus des pages lumineuses que nous consultons à n’importe quel moment, parfois sans rien ressentir, ni en toucher, ni en odorat, ni parfois même en émotions. Ce qui poussait Michel-Ange et Giotto di Bondone à créer leurs œuvres dans les chapelles et les basiliques italiennes, c’était surtout l’aura de l’œuvre d’art. Michel-Ange et Giotto auraient pu exprimer leurs émotions, leurs doléances et leur foi de façons limitées dans le temps et l’espace. Cependant, ils ont choisi de construire à partir d’une substance un objet qui dégage une aura, un élément qui conserverait le message intact pour des siècles. S’ils avaient su que leur création allait se transformer en petites photos sortant des poches à n’importe quel moment, n’auraient-ils pas changé de stratégie, voire de mission ? Et si nous accélérons encore le rythme dans les années à venir... Que se passerait-il si n’importe quel générateur d’intelligence pouvait répliquer, remplacer, imiter et reproduire des idées et des émotions à travers une substance quelconque sous des formes que nous ne pouvons pas prédire et qui seront probablement dépourvues d’aura, bien que portant les marques les plus profondes de beauté ?... Qui s’intéressera à regarder une œuvre d’art, à écouter une pièce de musique authentique, à lire un livre, ou même à rencontrer une personne réelle avec qui partager des émotions et des souvenirs nourris par une aura ? Cette chute de l’aura risque d’affecter plusieurs dimensions fondamentales telles que l’amour, le patriotisme, la productivité, la récompense, l’amitié, l’humanisme... Plus gravement, elle risque aussi de rendre les notions de générosité, d’authenticité et de créativité, pierres angulaires de la cohésion et du développement des sociétés, un antécédent de l’humanité que les futures générations raconteront en l’énumérant avec plusieurs autres concepts en voie d’extinction tels que l’héroïsme, l’altruisme et la dignité. Il s’agit du prix que l’humanité est en train de payer dans certaines formes de productions qui ont tendance à concrétiser de plus en plus la matière en l’isolant de son aura pour pouvoir faciliter et accélérer sa consommation !

Rami BOU KHALIL, MD, PhD

Chef du service de psychiatrie

à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé

à la faculté de médecine

de l’Université Saint-Joseph

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée en moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Ces mots sont ceux de l’écrivain français Henri Beyle, plus connu sous le nom de plume de Stendhal, après sa visite à la basilique Santa Croce à Florence, en Italie. Il s’agit de la première description de ce qui a été ultérieurement...
commentaires (1)

L’Italie est un musée du nord au sud , j’ai bien visité le nord car j’habite à Brescia à 95 km. de Milan , on ne peut pas visiter tout le pays , malheureusement

Eleni Caridopoulou

01 h 05, le 26 juin 2024

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Commentaires (1)

  • L’Italie est un musée du nord au sud , j’ai bien visité le nord car j’habite à Brescia à 95 km. de Milan , on ne peut pas visiter tout le pays , malheureusement

    Eleni Caridopoulou

    01 h 05, le 26 juin 2024

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