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Idées - Point de vue

Crise bancaire : le déni de responsabilité de l’ABL à l’épreuve des faits

Crise bancaire : le déni de responsabilité de l’ABL à l’épreuve des faits

Le siège de l’Association des banques du Liban. Photo d’archives ANI

Alors que les Libanais subissent depuis près de cinq ans une crise économique et financière sans précédent et les effets des restrictions informelles sur les opérations bancaires instaurées par le secteur en l’absence d’une loi sur le contrôle des capitaux, un débat stérile persiste sur les causes de cette crise. L’un des arguments majeurs des banquiers, pour se défausser complètement de leur responsabilité sur l’État libanais dans le remboursement des dépôts, porte sur le fait que la crise financière serait due au défaut de paiement de l’État libanais sur les eurobonds en mars 2020, ou plus généralement au déficit chronique des finances publiques.

Si ces facteurs ont pu jouer en partie un rôle, cette présentation des faits est fallacieuse, et ébranlée aussi bien par leur chronologie que par les déclarations de l’Association des banques libanaises (ABL) elle-même… Au lendemain du début du mouvement de protestation du 17 octobre 2019, l’ABL avise ainsi dans un communiqué que « compte tenu de la situation toujours instable dans le pays, les banques resteront fermées le 19 octobre 2019 et que le secteur restera soucieux de sauvegarder les intérêts des clients et de répondre à leurs besoins dès que possible, une fois que la stabilité du pays sera rétablie ».

Cette fermeture, justifiée vaguement par « le manque de stabilité du pays », durera jusqu’au 12 novembre, relayée automatiquement par celle de la Fédération des syndicats d’employés de banque qui a appelé à une grève générale ouverte à partir du… 12 novembre. Les banques rouvriront finalement leurs portes le 19 novembre 2019, après un mois de fermeture.

Entre-temps, le 17 novembre 2019, l’ABL publie un communiqué dans lequel elle annonce notamment « une liste de mesures temporaires que les banques pourront appliquer pour faciliter, unifier et organiser le travail quotidien des employés de banque à la lumière de la situation exceptionnelle actuelle du pays, sachant que le contenu de cette liste ne constitue pas une forme de restriction au mouvement de capitaux et a été dicté par le besoin de préserver l’intérêt général et celui des clients pour surmonter les circonstances actuelles ».

Or les deux premières de ces « mesures temporaires » listées dans ce communiqué sont les plus importantes : selon la première, les banques s’engagent à ne procéder à « aucune restriction sur les nouveaux fonds transférés de l’étranger » ; et d’autre part, il est indiqué que « les transferts à l’étranger ne sont autorisés que pour couvrir les dépenses personnelles urgentes ».

Avant tout, l’on remarque que ces deux mesures n’ont rien à voir avec « l’unification, l’organisation et la facilité du travail quotidien des employés » ou « le besoin de préserver l’intérêt général et celui des clients » qui, par ailleurs, n’ont pas du tout été préservés.

De plus, à travers ces mesures, l’ABL a soumis, par surprise, les déposants en devises étrangères à deux notions jusque-là inédites et qui seront capitales pour la suite du feuilleton bancaire au Liban : d’une part, la notion des « nouveaux fonds » qui laisse aux déposants le soin de déduire qu’il y a désormais d’anciens fonds ; et d’autre part, la soumission des transferts à l’étranger (les désormais « anciens fonds ») à des autorisations. Sans plus de précision, les autorisations de transfert de fonds vers l’étranger seront donc à partir de cette date de nature arbitraire, en fonction de l’appréciation, la volonté, les intérêts, même l’humeur peut-être de nos banquiers qui viennent d’être promus par l’ABL à la fois régents, juges, psychologues et assistants sociaux agréés à la vie privée de leurs déposants en devises quant aux besoins de ces derniers en « dépenses personnelles urgentes » !

Cerise sur le gâteau, l’ABL ne manque pas l’occasion pour insister que cette liste « ne constitue pas une forme de restriction au mouvement de capitaux » !

Quelle relation de cause à effet ?

Il reste encore à tenter de comprendre cette relation de cause à effet entre les causes avancées dans ce communiqué pour justifier ces mesures, comme « la situation exceptionnelle actuelle du pays » et « les circonstances actuelles » d’une part, et leurs effets d’autre part.

Primo, de quelle « situation exceptionnelle » et de quelles « circonstances actuelles » s’agit-il ? Le communiqué de l’ABL ne le précise pas, jouant sournoisement sur l’ambiguïté de ces formules généralistes. Mais tout laisse croire, en le relisant et dans la séquence des événements et communiqués précédents de l’ABL, qu’il s’agit logiquement du mouvement du 17 octobre, avec ses blocages de routes, ses manifestations, etc.

En fait, à part le choix de l’ABL d’annoncer au lendemain du 17 octobre 2019 et d’une manière détournée l’effondrement des banques à travers sa décision de fermer leurs portes au nez de leurs clients, il n’y a aucune relation de cause à effet.

De 2014 à 2019, la stratégie des banquiers (et de l’ABL) correspondait à une fuite en avant : la liquidité des nouveaux déposants en devises « fresh » – racolés à coups de promesses de taux d’intérêt lunaires puisés via la BDL (Banque du Liban) dans l’argent même des anciens déposants –, servait en fait à répondre aux besoins immédiats en liquidité des anciens déposants d’une part, et à renflouer continuellement les réserves en devises de la BDL pour faire perdurer ce montage autant que possible d’autre part. Et cela jusqu’à l’épuisement de la liquidité en devises dans le secteur bancaire, avec l’assèchement de la manne « des capitaux fresh de l’étranger ».

Le « dollar bancaire », plus connu sous le nom de « lollar », résultant du dépouillement des dépôts en devises inscrits dans les livres des banques commerciales au Liban de leur valeur économique réelle, avait pris naissance dès 2014, sans bruit et sans tambours, au moment de l’apparition pour la première fois à la BDL des réserves de change propres négatives et, par conséquent, le financement à fonds perdu de ses différentes opérations en devises avec la liquidité des dépôts en devises qui lui ont été remis par les banquiers. L’effondrement du taux de liquidité de ces banques a ainsi été la conséquence directe du placement volontaire à la Banque du Liban de la grande majorité de la liquidité des dépôts en devises qui leur ont été confiés, surtout à partir de 2015, et ce gouffre n’a cessé de se creuser au fil des années, y compris après 2019.

« Cannibalisme filial »

Les vrais enjeux de cette décision n’étaient donc pas de « faciliter, unifier et organiser le travail quotidien des employés de banque », comme annoncé par ce communiqué. Ils se situaient plutôt au niveau de ses non-dits et en rapport avec l’incapacité de la plupart de nos banques à répondre, désormais, non pas à un « bank run » (que l’ABL elle-même a finalement provoqué par sa décision de fermeture pendant un mois), mais surtout aux simples besoins quotidiens et ordinaires en liquidité de leurs déposants en devises.

Vocabulaire à multiples interprétations, formulation ambiguë, termes équivoques, renoncement flagrant et notoire à la transparence, manque de respect envers les déposants et l’opinion publique, etc. Le contenu de ce communiqué de l’ABL marque bien la date de l’effondrement du secteur bancaire et de la crédibilité de celle qui fut jadis la plus valorisée des associations professionnelles au Liban.

Certaines espèces animales dévorent leurs petits, généralement quand ils naissent malades, difformes, ou quand la mère n’arrive plus à subvenir à leurs besoins en nourriture. Ce phénomène est connu scientifiquement par « le cannibalisme filial ». D’une certaine manière, c’est un peu ce qui s’est passé avec le secteur bancaire au Liban, en pire. Entre 2015 et 2019, les banquiers – avec l’ex-gouverneur de la BDL et en connivence avec la classe politique et les médias – ont « dévoré », par pures avidité et irresponsabilité, les dépôts que leurs fidèles déposants en devises leurs ont confiés.

Journaliste, économiste et éditeur.

Alors que les Libanais subissent depuis près de cinq ans une crise économique et financière sans précédent et les effets des restrictions informelles sur les opérations bancaires instaurées par le secteur en l’absence d’une loi sur le contrôle des capitaux, un débat stérile persiste sur les causes de cette crise. L’un des arguments majeurs des banquiers, pour se défausser...
commentaires (5)

Je vais me faire l'avocat du diable : pourquoi dans les jours qui ont suivi le 17/10/2019 personne n'a saisi les tribunaux en référé? On a trop tendance au Liban á stigmatiser et non pas á agir. Pareil en ce qui concerne la saisie des biens de l'Etat libanais á l' étranger. Aucun creancier ne l'a tenté. Or des actions conjointement contre les banques et l'Etat sont possibles.

Moi

15 h 37, le 16 juin 2024

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Commentaires (5)

  • Je vais me faire l'avocat du diable : pourquoi dans les jours qui ont suivi le 17/10/2019 personne n'a saisi les tribunaux en référé? On a trop tendance au Liban á stigmatiser et non pas á agir. Pareil en ce qui concerne la saisie des biens de l'Etat libanais á l' étranger. Aucun creancier ne l'a tenté. Or des actions conjointement contre les banques et l'Etat sont possibles.

    Moi

    15 h 37, le 16 juin 2024

  • Il est grand temps d’accélérer le lobbying aux USA et en Europe pour sanctionner ces banquiers (les vrais escrocs sont bien connu) qui ne sont finalement que de petits mafieux….rien d’autres….ils n’y connaissent rien au vrai métier de banquier….

    MOBIUS

    11 h 12, le 16 juin 2024

  • Les crapules bancaires ont beau chercher des excuses, ils sont bel et bien responsables du VOL de l'epargne des Libanais par cupidite et incompetence. Malheureusement, ils sont proteges dans leur pratiques mafieuses par une magistrature tout aussi venale qu'incapable.

    Michel Trad

    07 h 54, le 16 juin 2024

  • ABL = Association des Bandits du Liban ! Cette image du cannibalisme filial est très peu appropriée. Si nous déposants étions "les petits" d’une telle racaille, nous aurions en effet préféré le suicide à une telle filiation ! Vous allez peut-être échapper à la justice des hommes, mais vous n’éviterez pas la Justice Divine le jour de votre jugement dernier. Vous voyez le temps qui passe? Ça va vite hein? De plus en plus vite non? Vous sentez le souffre de l’enfer? Pas encore? Ça va venir, vous allez voir… Ça va chauffer pour vos âmes (si vous en avez une)…

    Gros Gnon

    07 h 27, le 16 juin 2024

  • A moins que toute las classe politique qui était au pouvoir avant 2019 ne soit balayée pour de bon, et que tous les propriétaires de ces banques d'antan ne soient aussi balayes pour de bon et rachetees par des entreprises de réputation, personne ne mettra un sous dans les banques Libanaises. A bon entendeur salut.

    hrychsted

    03 h 45, le 16 juin 2024

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