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Louis-Philippe Dalembert, Goncourt de la poésie 2024 : Hommage à l’enfance et à la mémoire des Caraïbes

Le Goncourt de la Poésie distingue pour la première fois un écrivain haïtien. Louis-Philippe Dalembert, voix rayonnante de la littérature contemporaine d’expression française, compose une poésie de la mémoire et de l’identité. Torrentielle et épique, voguant de mystère en douleur avec la fraternité pour voile, elle est ode d’amour au pays de l’enfance.

Louis-Philippe Dalembert, Goncourt de la poésie 2024 : Hommage à l’enfance et à la mémoire des Caraïbes

© Marco Castro

Sa poésie et l’ensemble de son œuvre saluées le 14 mai dernier par le prestigieux Goncourt de la Poésie Robert Sabatier, Louis-Philippe Dalembert confie au micro de RFI : « Je suis très content, très heureux pour moi. Et je suis aussi très heureux pour Haïti qui est une terre de poètes (…) Haïti qui en plus aujourd’hui traverse des moments très, très difficiles. »

« nous sommes de cette mer-là / comme d’autres des hautes terres / abondante et multiple de tant d’ailleurs / de tant d’îles et de parlers lointains / quels sommes-nous de cet amalgame d’horizons / tricotés détricotés puis retricotés / au courant de l’histoire quels sommes-nous si ce n’est de l’humain / nous sommes de la mer caraïbes / et doncques de toutes parts humaines » (…)

Louis-Philippe Dalembert naît le 8 décembre 1962 à Port-au-Prince. Passionné de lecture durant son enfance et sa jeunesse, il est marqué par le décès de son père, quelques mois après sa naissance, et par le combat que mènent certains de ses proches contre la dictature. Dalembert grandit dans une famille sous le signe du matriarcat, porté par la tendresse et le courage de celles qu’il appelle « les femmes de son enfance » – notamment sa mère et sa grand-mère. Les bateaux qui accostent ou quittent le port qu’il contemple depuis la maison familiale, suscitent en lui rêveries dont les sillages hantent ses écrits.

« (…) les gladiatrices portées en démiurges / à l’ombre sans fin du calvaire / hissées sur les capots des automobiles / ou les épaules chaloupées de colosses en goguette / sous l’œil réjoui de la générale / de voir la cité enfin rendre hommage mérité / à celles qui de tout temps de tous âges / sur les rives caraïbes comme au lointain des terres / ont toujours charrié le monde sur leur dos. »

Louis-Philippe Dalembert quitte Haïti à 23 ans. Débute alors un itinéraire ayant l’empreinte des voyages et des vagabondages, et une attention particulière aux questions de culture et d’histoires socioculturelles et politiques. Il se forme en journalisme et en littérature – il détient un doctorat en littérature comparée –, disciplines qu’il qualifie de « deux béquilles » : la première anime son besoin d’aller sur le terrain avant d’écrire, la deuxième aiguille la veille scientifique qui lui permet de documenter et d’approfondir son écriture. À titre d’exemple, il effectue un séjour de trois mois à Lampedusa en vue d’écrire son roman Mur Méditerranée.

« quels et d’où sommes-nous / ô enfance / nous sommes des croisés / vomis de continents perdus / dont les luttes s’éclaboussèrent du déni de l’humain / nos pas nus ont fui savanes et forêts / traversé déserts en tous genres / avant d’être semés graine bâtarde / dans le ventre opaque des bateaux de mort / (…) ils jouèrent comme on manie l’inceste / car eux aussi affrontèrent l’atlantique / eux aussi furent de la famille / qui nous accoucha sur la rive nouvelle. »

Louis-Philippe Dalembert navigue aisément à travers les genres : il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages – en français, quelquefois en créole – parmi lesquels figurent romans, essais, nouvelles et recueils de poésie. Nombre de ses romans ont été récompensés par des prix littéraires importants. Milwaukee blues a fait partie des quatre finalistes du prix Goncourt en 2021.

L’œuvre prolifique de Dalembert explore avec humanisme, souvent en résonance avec l’actualité contemporaine, des thématiques intimement liées à son « identité de Caribéen », à son histoire personnelle et à l’histoire de Haïti : exil (terme fortement connoté politiquement pour lui), déracinement, errance, luttes antiesclavagistes, racisme, affranchissement.

« n’aie pas peur de le dire / je suis un immigré / un boat-people une passe-frontières / un moins que rien / l’auteur de tous les maux / où qu’il porte ses pas / (…) n’aie pas peur de le dire / je suis un homme-kleenex / une femme papier-cul / (…) je suis une immigrée / un juif errant ou presque / car le juif désormais / a une soukka où planter son errance / je suis une palestinienne / une tibétaine… sans nom / (…) n’aie pas peur de le dire / n’aie pas peur / je suis un être humain / ton frère ou ta sœur / peut-être. »

Se décrivant aisément comme « très peu mondain », Louis-Philippe Dalembert qui a occupé la Chaire d’écrivain en résidence à Science Po en 2021, se confie dans un podcast très intéressant de l’émission Écrire avec Science Po, en association avec le magazine ActuaLitté. L’écrivain polyglotte y parle à bâtons rompus de son parcours et de ses voyages, ainsi que de son univers littéraire. Écrivant « dans la souffrance », il souligne la place fondamentale de son enfance dans son processus de création et dans les épreuves.

« (…) puis l’enfance poursuivit son chemin / libre et heureuse / défiant le bégaiement et la faim / l’absence cette grande muette / défiant le monde entier des choses. »

Dalembert cite les ouvrages qui ont marqué ses jeunes années, et qu’il désigne par les « trois livres de notre petite mythologie familiale », à savoir l’Ancien Testament, les Fables de la Fontaine et Mon pays que voici d’Anthony Phelps (texte poétique dit sur vinyle). Solitaire, il raconte vivre « en autarcie, (…) en harmonie avec lui-même ». Le poète n’a ni télévision, ni téléphone portable, et n’est pas sur les réseaux sociaux. Une manière pour lui « d’échapper au lavage du cerveau en continu », aux dictats de la réalité virtuelle et de l’accélération de notre époque. Avec humour, il évoque une exception : les matchs de foot regardés sur son ordinateur.

La poésie de Louis-Philippe Dalembert est torrentielle. Épique et dense, c’est un fleuve puissant d’émotions tues et de sensorialité, qui charrie dans « l’odeur envoûtante du café » et du sang, une mémoire des temps. Souvenirs intimes, raisonnements intérieurs, témoignages du passé ou de faits présents, y côtoient dans une veine philosophique, l’absolu du désir, la trace des premiers émois, l’acuité des questionnements, et l’évidence complexe de l’humanité et de la violence.

Rythmée, chantante ou procédant par saccades, la verve de Louis-Philippe Dalembert est familière des ténèbres. Alliant fluidité et pesanteur, ses vers ont des élans soutenus, même lorsqu’ils incorporent des parlers d’aujourd’hui. La nature sublime en ses mystères y règne, scène vaste et témoin de candeur, de partage et d’atrocités sans nom. Caravane de bateaux et de tempêtes, ponctuée d’accalmies, la poésie de Dalembert, engagée et empathique, nourrit une loyauté sans faille à l’enfance. Ses vers sont même ode d’amour à l’enfance, port de l’imaginaire et éternelle patrie.

« un jour / j’ai poussé les portes de l’aube / et je me suis assis / sous une véranda / face à la mer caraïbes / avec pour unique compagne / une petite chaise de paille / (…) depuis je vois le monde / à travers ses rayons / pâles d’ombre et bleus de nuit / sans les effusions / de mes blessures / ce jour-là / face à la mer caraïbes / j’ai rêvé d’un poème / qui nulle part ne commence / ou alors de l’enfance / et nulle part ne finit. »

Cantique du balbutiement de Louis-Philippe Dalembert, Bruno Doucey, 2020, 112 p.

Sa poésie et l’ensemble de son œuvre saluées le 14 mai dernier par le prestigieux Goncourt de la Poésie Robert Sabatier, Louis-Philippe Dalembert confie au micro de RFI : « Je suis très content, très heureux pour moi. Et je suis aussi très heureux pour Haïti qui est une terre de poètes (…) Haïti qui en plus aujourd’hui traverse des moments très, très...
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