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Eve Guerra : « Ma première famille, c’est la littérature »

Eve Guerra : « Ma première famille, c’est la littérature »

© J.-F. Paga

«Mon père est mort et je ne trouve pas un seul poème pour me consoler, (…) pas un seul vers pour soulager mon cœur, mais tout au contraire c’est la littérature elle-même qui me fait souffrir, tant elle fut une vérité annonciatrice que je n’ai pas su entendre, que je n’ai pas su lire. » Lorsqu’Annabella Morelli, étudiante de lettres à Lyon, apprend le décès de son père, un ouvrier franco-italien exilé en Afrique, elle n’a qu’une idée en tête : rapatrier le corps. Au fil de ses démarches chaotiques, la jeune fille revisite son enfance africaine, sa double identité, et son héritage peuplé d’errance, de violence et de secrets. La voix vibrante de cette Antigone moderne porte un récit haletant, Rapatriement, qui vient de recevoir le Goncourt du premier roman. Émue, l’autrice franco-congolaise Eve Guerra, également professeure de lettres classiques, revient sur les racines de son texte.

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris que vous alliez recevoir le Goncourt du premier roman ?

Je n’y croyais pas, je pensais qu’il irait à Sergei Shikalov ou Guillaume Huon. Rapatriement se déploie sur deux territoires, l’Afrique et la France  ; la poésie y occupe une place essentielle. Je suis sensible aux propos de l’écrivain Saer sur la poésie qui, selon lui, n’est pas un genre mais une dimension du langage, un travail sur la langue. Dans Rapatriement, j’ai cherché à suivre un rythme : au début du roman, les retours à la ligne fréquents et la langue fracturée correspondent au désordre intérieur d’Annabella. Je n’ai pas eu peur de l’incorrection des phrases : la poésie appelle une grande liberté, elle est beaucoup moins conservatrice que le roman.

Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré pour écrire Rapatriement ?

J’avais en tête le Journal de deuil de Roland Barthes qu’il a écrit à la mort de sa mère, où il explique que la mort des autres nous rappelle notre propre mort. C’est ce qui se passe pour Annabella. Avant la disparition de son père, elle est déconnectée de la réalité, avant de quitter le monde des illusions. Au début du roman, elle est pleine d’orgueil, elle se perçoit comme une étudiante et écrivaine libre, puis elle prend conscience de sa fragilité et sa dépendance vis-à-vis des autres. Son parcours fait écho pour moi aux lettres que Simone Weil a adressées au Père Perrin, où elle réfléchit sur le malheur et la nécessité divine. Selon elle, il n’y a pas de salut sans chute profonde, même si le malheur peut nous aveugler et nous éloigner des autres. À travers Annabella j’ai souhaité mettre en scène cette destruction d’un ego surdimensionné. À la fin, l’héroïne veut jeter ses livres, et sa professeure lui écrit en lui rappelant que la littérature est avant tout un art de la transmission qui nous maintient en relation avec les autres. Toute cette dynamique sous-tend le roman, et un apaisement s’opère par la parole  ; cela me rappelle le genre philosophique antique de la consolation qui part du principe que ce sont les mots qui apaisent la douleur, comme dans la Consolation à Marcia de Sénèque. Adolescente, Annabella se rêvait seule et libre, et elle se rend compte qu’elle a besoin des autres.

Dans quelle mesure ce roman est-il autobiographique ?

Il s’agit d’un texte autobiographique. Lorsque je dépeins le milieu expatrié au Congo, composé parfois de marginaux qui ne peuvent plus rentrer en France, je parle d’une violence à l’égard des jeunes filles africaines que j’ai vue dans mon enfance. Enceintes, elles sont ensuite souvent privées de tout droit sur l’enfant, ce qui fut le cas à un moment donné pour ma mère, mais dans le roman j’ai forcé le trait. À la mort de mon père, j’étais uniquement dans la souffrance de la perte, alors que mon personnage est plus ambivalente : elle est souillée et dévorée par la culpabilité car elle a rompu les liens avec ses deux parents. On peut se demander si elle veut le rapatrier pour se donner le bon rôle. Le roman La Splendeur du Portugal d’Antonio Lobo Antunes, m’a fait réfléchir sur la culpabilité et ses conséquences dans les relations familiales.

Comment se construit une identité plurielle dans une histoire où la transmission est difficile ?

Pendant longtemps, ce qui m’a aidée c’est que je me considère avant tout comme un individu, je ne me sens pas solidaire des membres de ma famille, des Congolais, des métis… C’est une forme d’égoïsme, mais ce choix peut sauver. Je ne me laisse pas enchaîner par des enracinements qui ne me parlent pas. Ma première famille, c’est la littérature, je me sens plus proche des auteurs et autrices que j’ai lus que des membres de ma famille.

De plus, comment fait-on pour aimer quelqu’un dont l’héritage est contestable, et surtout, pourquoi le défendre envers et contre tout ? Finalement, les livres que l’on lit ne prennent tout leur sens que par l’expérience. Annabella se réfère au roman de Becket, Molloy, qu’elle avait lu dans un registre burlesque, et dont elle perçoit la dimension tragique en se confrontant à la dureté du monde.

Rapatriement d’Eve Guerra, Grasset, 2024, 216 p.

«Mon père est mort et je ne trouve pas un seul poème pour me consoler, (…) pas un seul vers pour soulager mon cœur, mais tout au contraire c’est la littérature elle-même qui me fait souffrir, tant elle fut une vérité annonciatrice que je n’ai pas su entendre, que je n’ai pas su lire. » Lorsqu’Annabella Morelli, étudiante de lettres à Lyon, apprend le décès de son père,...
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