Rechercher
Rechercher

Manger - Lorient-Le Siecle

Anissa Helou : « La cuisine moyen-orientale n’existe pas »

Elle est l’une des rares femmes à avoir pénétré le monde ultrasélect de la haute cuisine, dominé par les hommes. Elle est née à Beyrouth, mais vit à Londres depuis plus d’un demi-siècle. Anissa Helou n’était pas prédestinée au métier de chef. Designer de formation, ancienne collectionneuse d’art, féministe convaincue, elle a longtemps refusé de passer derrière les fourneaux. Jusqu’au jour où ça a changé. Auteure prolifique, lauréate de plusieurs prix, elle a depuis fondé sa propre école de cuisine. Conversation avec une convertie.

Anissa Helou : « La cuisine moyen-orientale n’existe pas »

Photo Anissa Helou

Comment avez-vous pris goût à la cuisine ?

Jeune, j’adorais la nourriture. J’adorais regarder et j’adorais manger. Je passais mon temps dans la cuisine avec ma mère et ma grand-mère. Mais je ne voulais pas me soumettre à la norme, cuisiner pour les autres du matin au soir. Quand j’ai quitté Beyrouth pour Londres à l’âge de 21 ans, je ne savais faire qu’un seul plat : la loubié bzeit.À l’époque, j’étais amoureuse d’un homme. Je lui avais dit : «Ne t’attends pas à ce que je prépare à manger pour toi ! » Pendant longtemps, je n’ai rien cuisiné. Un soir, j’ai invité nos amis pour un repas libanais. Nous étions à Londres dans les années 1970 : même l’huile d’olive n’existait pas ! Je ne savais pas cuisiner, ou plutôt je pensais que je ne savais pas cuisiner. Il n’y avait aucun moyen de communication avec le Liban. J’ai improvisé. J’ai sillonné la ville pour obtenir mes ingrédients. Je me suis remémoré les scènes d’enfance avec ma mère et ma grand-mère. J’ai cuisiné pour trente personnes sur la base de simples souvenirs. Ils étaient fascinés. J’ai compris que la cuisine pouvait aussi être une activité divertissante, pas seulement une corvée. C’est comme ça que tout a commencé.

Peut-on être féministe et cuisinière ?

Je suis féministe. Je n’ai pas renoncé à mes convictions. Mais j’ai aussi compris combien il était important de préserver les traditions. C’est la raison d’être de mon travail. Je l’ai appris à travers mon premier ouvrage, qui est en réalité le livre de ma mère. Toutes les recettes sont les siennes, je les ai juste « traduites » pour le monde extérieur. Les femmes qui ne veulent pas être « domestiquées », qui ne veulent pas se contenter du rôle et des devoirs qui leur sont assignés, peuvent aborder la cuisine d’un point de vue différent. C’est un sujet culturel et intellectuel, une source d’inspiration, pas seulement un plaisir hédoniste ou une contrainte. La profession de chef s’est aussi ouverte aux femmes. Nous n’avons pas encore atteint l’égalité. Le secteur est toujours dominé par les hommes. Ce n’est pas facile de travailler en cuisine lorsqu’on est une femme. Mais les choses changent petit à petit.

Vous dites qu’on apprend beaucoup d’un pays à travers sa nourriture. Qu’est-ce que la nourriture libanaise dit du Liban ?

La nourriture chez nous est un moyen d’exprimer l’amour et l’hospitalité. Cette abondance nous vient du temps des cours royales, à l’époque des Abbassides et des Omeyyades, où on avait l’habitude d’organiser de grands festins. Les tables sont esthétiques, conviviales et généreuses. Les plats sont nombreux et se partagent. Il y a aussi l’art de la table, mais aussi les salades, les olives, les radis, les concombres… Notre cuisine est saine, pleine de couleurs et gaie : en partie végétarienne, à base d’huile d’olive et de graisses non saturées, la viande n’y est pas l’élément principal… Quand je me suis installée à Londres, j’étais choquée par la manière de manger. Vous ne pouvez pas manger autre chose que ce qu’il y a dans votre plat ! La joie du partage n’est pas la même.

Comment le « manger libanais » a-t-il évolué au fil des siècles, au contact des occupations, des guerres… ?

La cuisine libanaise prend racine en Perse. Les occupations successives que nous avons connues ont ensuite influé sur les pratiques. Les Ottomans, par exemple, ont contribué à propager et uniformiser les usages des différentes populations de la région.

Il faut néanmoins distinguer les montagnes libanaises, qui ont toujours conservé un certain degré d’autonomie. Les communautés y sont installées depuis des centaines d’années, elles ont leur identité et leurs habitudes propres. Leur cuisine repose essentiellement sur la production locale, les produits du terroir, c’est-à-dire les graines, et un peu de viande. Le pain est notre base – pratiquement aucun repas libanais ne peut être servi sans pain. Le bourghoul, en particulier dans les communautés rurales, est le deuxième ingrédient de base qui compose nos plats. Le riz est venu bien plus tard – historiquement, ce n’est pas une composante essentielle de la cuisine libanaise.

Malgré le nombre de morts élevé, la Grande Famine (1915-1918) n’a pas eu de conséquences au long terme sur notre cuisine, comme cela a par exemple été le cas au Royaume-Uni suite au rationnement de la Seconde Guerre mondiale, qui a presque entièrement décimé la cuisine britannique. La guerre civile (1975-1990) en revanche a eu un effet à cause de l’émigration qu’elle a provoquée. Cela a permis d’exporter la cuisine libanaise à l’extérieur. Mais sur le plan local, certaines habitudes ont changé, parfois disparu. Les vendeurs de rue ambulants par exemple n’existent quasiment plus aujourd’hui, tandis que le lait en poudre a remplacé le lait frais dans certaines recettes comme la achta.

Le mezzé libanais est devenu la marque de fabrique de la cuisine libanaise à l’international. Qu’a-t-il de vraiment libanais et de vraiment spécial ?

Le mot « mezzé » vient du persan « maza », qui signifie « goûter ». Il désigne à l’origine les amuse-bouche qui étaient servis pour accompagner l’alcool afin que les convives ne boivent pas l’estomac vide. Il ne s’agit pas alors du début d’un repas, d’entrées, mais d’un véritable encas séparé. Il a ensuite évolué pour devenir ce que nous connaissons aujourd’hui, un repas à part entière, avec parfois jusqu’à 20 ou 30 plats différents. Le mezzé libanais a la particularité d’être particulièrement riche et varié. Mais il est vrai qu’il existe ailleurs, notamment en Turquie et en Grèce… Il est également proche de l’antipasti italien ou des tapas espagnols.

Vous déclarez pourtant dans un entretien en 2023 que la « cuisine du Moyen-Orient » n’existe pas. Pourquoi ?

Tout le monde aujourd’hui parle de « cuisine moyen-orientale » ! Je dis que ça n’existe pas. Il n’existe pas un seul type de cuisine qui englobe tous les pays de cette région. Bien sûr, certains ingrédients et plats sont communs, tout comme les cuisines française et italienne partagent certaines choses. Je ne prône pas non plus un excès de nationalisme dans notre rapport à la cuisine : nous avons été occupés, les frontières ont changé, des mélanges ont eu lieu. Mais on ne peut pas considérer les cuisines turque, iranienne, jordanienne, syrienne ou libanaise comme identiques. Peut-être le terme de cuisine levantine correspond-il à un ensemble plus cohérent. Mais à l’intérieur même de cet espace, à l’intérieur d’un même pays, vous trouvez de grandes variations.

Comment expliquer l’essor de cette cuisine en Occident, dans un contexte politique de plus en plus tendu ?

Les Occidentaux choisissent ce qui les intéresse, laissent de côté le reste. Une amie m’a récemment dit : « Ils aiment notre cuisine, ils aiment nos femmes, mais ils nous détestent malgré tout. » La plupart séparent la cuisine – les aspects culturels de manière générale – de la politique. Seule une minorité développe un intérêt sincère pour le pays dont ils consomment la nourriture. Cela fait partie d’un autre phénomène plus large. La « foody culture » : s’essayer à de nouvelles cuisines, mais sans aller plus loin, sans s’intéresser aux contextes dans lesquels elles s’inscrivent.

Dans le même temps, les évènements politiques attisent parfois aussi la curiosité. Il existe actuellement une surabondance de production littéraire concernant la cuisine palestinienne. Quelque chose de similaire a eu lieu après le soulèvement syrien, le grand public a commencé à découvrir cette cuisine qui était jusque-là totalement inconnue…

La cuisine occidentale est-elle plus libérée et créative qu’en Orient, où les recettes sont souvent traditionnelles, parfois cérémoniales et codifiées ?

Il y a plusieurs manières d’être créatifs. Pour ma part, je fais un effort de présentation : je coupe plus fin, je cuis moins mes ingrédients. D’autres vont plus loin en créant leur propre yakhné ou en inventant un plat plus éloigné de la tradition. Dans les faits, il n’y a ni bonne ni mauvaise manière.

C’est très bien d’être créatif, mais c’est aussi très bien d’accorder de la valeur aux traditions. La cuisine traditionnelle est extrêmement importante : c’est à travers elle que vous conservez les pratiques. Il est important de connaître ses classiques, qui ne sont pas rigides, puisque les recettes varient en fonction des régions. Peu importe que vous soyez la meilleure des cuisinières, au Liban, il y aura toujours quelqu’un pour vous dire : « Ma grand-mère mettait plus de ceci ou moins de cela... » Chaque famille, chaque clan pense détenir le secret de la recette.

L’avenir de la cuisine levantine se trouve-t-il en Occident ?

Je ne dirais pas que son avenir se trouve en Occident, mais la cuisine arabe est certainement en train de devenir de plus en plus répandue et connue en Occident. À Londres, les restaurants libanais ont désormais pignon sur rue. La même chose a lieu aux États-Unis et ailleurs. En parallèle, les communautés diasporiques y sont de plus en plus nombreuses. Elles fournissent un vivier dynamique pour l’innovation. Certains jeunes issus de l’immigration deviendront des chefs. La créativité sera amenée à se développer. C’est déjà le cas. Des projets intéressants ont été développés ces dernières années. Cette nouvelle scène culinaire est encore petite, mais elle existe.


Comment avez-vous pris goût à la cuisine ?Jeune, j’adorais la nourriture. J’adorais regarder et j’adorais manger. Je passais mon temps dans la cuisine avec ma mère et ma grand-mère. Mais je ne voulais pas me soumettre à la norme, cuisiner pour les autres du matin au soir. Quand j’ai quitté Beyrouth pour Londres à l’âge de 21 ans, je ne savais faire qu’un seul plat : la loubié...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut