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Manger - Lorient-Le Siecle

Des légendes bédouines aux fantasmes orientalistes : une petite histoire de l’hospitalité arabe

La manière de recevoir aujourd’hui au Moyen-Orient est imprégnée de plusieurs siècles de traditions culturelles et religieuses. Louée pour sa convivialité, jugée parfois excessive, l’hospitalité arabe n’est pas qu’un art de vivre. Les représentations qui l’entourent sont aussi le produit d’une histoire politique et coloniale.

Des légendes bédouines aux fantasmes orientalistes : une petite histoire de l’hospitalité arabe

Photo Clara Hage

C’est un cérémonial face auquel on ne peut pas grand-chose. Assis dans le salon de votre hôte, celui-ci vous assène déjà d’un « Chou ? Ma akalte chi ! » (« Quoi ? Mais tu n’as rien mangé ! »), face à votre refus d’être resservi, malgré les kilomètres de sucreries que vous venez d’enfiler, arrosés d’un café brûlant. Les arguments sont voués à l’échec. Vous avez beau gesticuler, poser la main sur votre ventre, vous finissez par céder. Et alors seulement maintenant, la conversation peut commencer. Au Liban comme aux alentours, la religiosité du repas offert à ses convives est un impératif qui précède toute autre forme de communication.

« Quand on reçoit, servir le café est un devoir, pose Shourouk, née au Liban de parents originaires de Cisjordanie. Même si tes hôtes ne te connaissent pas, ils ne te demanderont ton nom qu’une fois qu’ils t’auront servi. » La jeune femme, qui a toujours vécu dans le camp de Aïn el-Heloué, à Saïda, s’en amuse. « Vous ne pouvez pas quitter une maison palestinienne sans prendre 2 kilos. » Selon cette professeure de langues, c’est le Coran qui enseigne le « karam », une générosité qui n’attend pas d’être sollicitée pour s’offrir : « Nous en faisons toujours plus pour distribuer à nos voisins. Il est impossible pour nous de manger pendant que les autres se contentent de sentir l’odeur de notre repas. »

Dans la région, la compétition est rude pour obtenir le titre de champion de l’hospitalité. « J’ai été en Syrie, au Liban, aux Émirats… Ils sont à des années-lumière de l’hospitalité irakienne », soutient mordicus Ahmad Alhaddad, forcé d’admettre que ses congénères ont peut-être tendance « à tout pousser à l’extrême ». « Si vous demandez à un Irakien de vous donner son rein, sans rigoler, il vous le donnera… » en veut pour preuve cet ingénieur en informatique originaire de Bagdad.

Karam et pouvoir

Cette hospitalité, parfois jugée envahissante, a construit le mythe d’un Moyen-Orient chaud et ouvert à l’autre. À travers l’histoire, l’art de recevoir interpelle le regard de l’étranger. Charles Montagu Doughty, poète et écrivain anglais, connu pour ses récits de voyage dans la péninsule Arabique qu’il traverse dans les années 1870, donne un aperçu de son expérience auprès des communautés bédouines. Décrivant l’hospitalité des Arabes comme un trait authentique de leur bonté, son regard contredit les préjugés de ses contemporains. À l’époque, les Européens considèrent ces terres à travers le prisme de l’insécurité. Le Britannique rapporte ainsi une scène révélatrice de l’hospitalité locale. Alors qu’il revient d’un voyage en Syrie, il demande le chemin à un homme qui croise sa route : « Il était midi ; le jeune homme, qui passait en mangeant du pain et du fromage, s’arrêta, coupa un morceau de son gâteau d’un air agréable et le présenta à l’étranger ; quand je secouai la tête, il coupa un morceau de fromage et le porta silencieusement à ma bouche. Ce n’est qu’alors qu’il jugea le moment venu de parler. »

Pour comprendre l’ancrage de ces manières d’être à l’autre, il faut remonter à l’ère préislamique. Dans les papyrus hiératiques, un livre de prière égyptien datant d’il y a 4 000 ans, l’art de recevoir occupe une place centrale, illustré en hiéroglyphes. Le roi égyptien Mérikarê y exposait la nécessité d’accueillir les voyageurs avec générosité, notamment à travers le partage de boisson et de nourriture.

D’une civilisation à l’autre, la religion, les langues, les régimes politiques évoluent. Mais certaines valeurs traversent les époques. Dans la tradition islamique, l’art de recevoir devient une obligation morale qui engage à la fois l’hôte et l’invité. « Le partage de la nourriture, connu sous le nom de diyāfa, n’est pas seulement une pratique sociale, mais un symbole de la communauté, de la solidarité et des valeurs spirituelles : c’est le reflet de la générosité et de la piété, souvent liées directement à la foi elle-même », note Mohammad Aslan Akbar, professeur de sciences sociales et économiques à l’Université islamique internationale de Malaisie (IIUM). Une qualité élevée au rang d’impératif religieux : l’islam, mais aussi le christianisme et le judaïsme mettent en récit l’accueil des envoyés de Dieu, sous l’apparence de voyageurs épuisés. L’hospitalité est un commandement divin.

Au fil des siècles, les communautés bédouines passent maîtres en la matière. Parmi les rituels toujours à l’œuvre, le service du café est un incontournable, d’autant plus généreux que la denrée est rare, mais aussi arroser ses convives de parfum à l’eau de rose. Miriam Schulman et Mariam Barkouki-Winter, professeures à l’Université américaine de Santa-Clara, replacent cette tradition dans le contexte des conditions d’existence particulièrement rudes de ces communautés nomades : « La vertu semble être un produit inéluctable du paysage. Refuser à un homme de se rafraîchir dans un tel endroit, c’est le laisser mourir », écrivent-elles.

Au-delà de la morale et du folklore, le geste occupe aussi une fonction sociale et politique. « Se montrer hospitalier est un moyen d’acheter une certaine paix sociale », souligne l’anthropologue américain Andrew Shryock dans son étude « Briser l’hospitalité : mauvais hôtes, mauvais invités et problème de souveraineté », (2012). « L’hospitalité, ce n’est pas qu’une question d’offrir du thé, des cigarettes ou une discussion agréable à ses convives. C’est aussi un test de souveraineté. L’homme qui se montre karamest capable de nourrir les autres (...) et de protéger ses invités du danger », écrit-il. La cohésion de groupe et la préservation du lien se jouent dans ces attentions systématisées. « L’hospitalité est un aspect fondamental de la solidarité et du bien-être de la communauté », souligne Mohammad Aslam Akbar. « Elle agit comme un mécanisme de redistribution des richesses, en apportant un soutien à ceux qui sont dans le besoin », poursuit le chercheur.

« Sans couteau ni fourchette »

De la littérature au cinéma, le regard occidental s’est longtemps appliqué à souligner, railler ou imiter l’art de l’hospitalité local. Le voyage de Charles Montagu Doughty préfigure celui d’un autre Britannique retenu par la postérité : le colonel Lawrence d’Arabie. Inspiré par son compatriote, celui-ci fera sa carrière militaire dans la région pendant plus de vingt ans. C’est l’époque de la colonisation européenne sur la carcasse de l’Empire ottoman et d’un nouvel essor de l’orientalisme. Sur une photo datant de 1932, intitulée « Les Bédouins accompagnant l’auteur dégustent un repas de riz et de requin séché », est accolée la légende suivante : « Sans couteau ni fourchette, l’Arabe prend du riz dans sa main droite, en fait une boule et la boulotte. Si l’on sert de la volaille ou du mouton, le chef de la fête le déchire en morceaux et en lance une partie à chaque convive, qui l’attrape adroitement en plein vol. » L’hôte qui reçoit devient un objet d’étude. « ll ne s’agissait pas de photos d’hommes assis en cercle sur le sol, mais de photos de non-Européens en train de manger, et plus précisément d’Arabes qui mangeaient comme des animaux », décrypte Linda Steet, autrice de Voiles et poignards : un siècle de représentation du monde arabe,par le National Geographic (2000), à propos de cette photographie.

De l’art à la politique, les représentations héritées des siècles passés imprègnent les discours sur les populations de la région. Mais d’un bout à l’autre du Moyen-Orient, l’urgence de la guerre et les déplacements forcés donnent une nouvelle dimension au concept d’hospitalité.

Ce qui pose une autre question : l’hospitalité a-t-elle une date de péremption ? Peut-on demeurer l’invité de quelqu’un éternellement ?

Dans l’islam, il convient d’accueillir son hôte trois jours durant. Au-delà, l’hospitalité devient charité et n’appelle plus aux mêmes obligations. Rester chez un hôte qui n’en a plus les moyens est alors une honte pour celui qui impose ainsi sa présence. Mais certains n’ont pas le choix, comme Shourouk et les près de 170 000 réfugiés palestiniens que la guerre a exilés au Liban bien plus de trois jours. Pour elle, l’hospitalité qui résiste dans le camp de Aïn el-Heloué et chez certains de ses amis libanais permet de mieux vivre l’hostilité ambiante qu’elle décèle à l’évocation de sa nationalité. « Le gouvernement libanais n’a aucune hospitalité pour nous, s’il pouvait nous dégager du pays, il le ferait. Heureusement, les gens sont différents », dit-elle en terminant son café.


C’est un cérémonial face auquel on ne peut pas grand-chose. Assis dans le salon de votre hôte, celui-ci vous assène déjà d’un « Chou ? Ma akalte chi ! » (« Quoi ? Mais tu n’as rien mangé ! »), face à votre refus d’être resservi, malgré les kilomètres de sucreries que vous venez d’enfiler, arrosés d’un café brûlant. Les arguments sont voués à l’échec. Vous avez...
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""""Cette hospitalité, parfois jugée envahissante, a construit le mythe d’un Moyen-Orient chaud et ouvert à l’autre....""""" . En effet, l'hospitalité arabe est un mythe. Il sufiit de regarder de près l'accueil et l'invitation des voisins surtout quand ils ne sont pas du même pays arabe. Le vivre-ensemble, n'en parlons plus.

NABIL

04 h 29, le 08 juin 2024

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Commentaires (1)

  • """"Cette hospitalité, parfois jugée envahissante, a construit le mythe d’un Moyen-Orient chaud et ouvert à l’autre....""""" . En effet, l'hospitalité arabe est un mythe. Il sufiit de regarder de près l'accueil et l'invitation des voisins surtout quand ils ne sont pas du même pays arabe. Le vivre-ensemble, n'en parlons plus.

    NABIL

    04 h 29, le 08 juin 2024

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