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Lifestyle - Culte

Le bonheur d’une glace chez Hanna Mitri

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Une fois par mois, nous vous emmenons à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore aujourd’hui... cultes. Pour ce dix-huitième numéro, le glacier Mitri Hanna, dont la pâtisserie a été fondée à Achrafieh en 1948.

Le bonheur d’une glace chez Hanna Mitri

Pas un printemps, pas un été sans la glace de Hanna Mitri. Photo Michèle Aoun

Depuis 76 ans maintenant, pas une après-midi de printemps d’été, ou simplement de temps doux, ne s’est écoulée sans que l’on n’assiste à cette scène à la fois mythique et ordinaire du quartier d’Achrafieh. Celle d’une petite foule entassée au seuil de la pâtisserie de Hanna Mitri et qui souvent finit par se déverser sur le trottoir en formant une file disciplinée.

Certes, en 76 ans, Beyrouth aura changé de mille et une façons, mille fois morte et mille fois ressuscitée. Certes, Hanna Mitri a quitté ce monde en 2012. Certes, aussi, à l’automne de 2020, son fils Mitri Hanna Moussa a été contraint de déménager la pâtisserie familiale vers un nouveau local, le premier, déjà en mauvais état, avait été emporté par l’apocalypse du 4 août 2020. Mais on ne sait par quelle force ou, en vrai, quelle bonne étoile, jusqu’à ce jour, la petite foule continue de s’entasser presque quotidiennement, surtout à Pâques et les jours de soleil, à la porte de la nouvelle adresse de Hanna Mitri, rue Saydé. Sûrement parce que cette nouvelle adresse, qui n’a peut-être pas l’âme de la précédente, continue toutefois d’abriter les mêmes secrets de recettes, les mêmes textures et saveurs, les mêmes maamouls dans leurs plats en acier martelé, et, surtout, les mêmes glaces et sorbets qui s’empilent dans des cornets à la saveur d’hostie. En somme, les mêmes goûts, qui sont ceux de nos souvenirs et qui sont, aujourd’hui plus que jamais auparavant, un repère dressé au milieu de tout ce qui n’est plus…

Le souvenir très présent de Hanna Mitri Moussa. Photo Michèle Aoun

Un homme de goût

À la fin des années 30, Hanna Mitri Moussa, alors âgé de 9 ans seulement, officie à la cuisine de la pâtisserie Saab, une enseigne réputée de l’époque. Dans le quartier d’Achrafieh, on l’appelle « Hanna, ibn Mitri », à tel point qu’avec le temps, il devient le « Hanna Mitri » qu’on ne présente même plus aujourd’hui. « Depuis son jeune âge, mon père était un bosseur, quelqu’un qui croyait en l’importance du travail et de la réussite à la sueur de son front. Il ne s’était jamais autorisé un jour de congé, jusqu’au mariage de sa sœur pour lequel il s’était absenté de la pâtisserie. Son patron n’a pas du tout apprécié et mon père a fini par partir parce qu’il a toujours eu beaucoup de fierté. Il avait vingt ans à l’époque. Il avait touché une indemnité et travaillait dans un premier temps depuis sa cuisine. Puis il avait eu l’idée de se servir de son indemnité pour ouvrir une pâtisserie en louant le local où nous étions jusqu’à 2020. Le propriétaire du bâtiment, qui le connaissait bien et appréciait son travail, lui a même facilité les paiements, et c’est comme ça qu’il a commencé et que ses clients l’ont suivi », raconte Mitri Moussa, dont la moindre intonation de la voix dit toute l’admiration qu’il porte pour son père.

Les 65 années suivantes, Hanna Mitri fait tout, tout seul, dans cette pâtisserie spartiate, mais avec cette magie dont seuls les petits commerces de Beyrouth ont le secret. Il propose des maamouls aux dattes, de la nammoura, du mchabbak, de la mhallabiyé, pour lesquels les habitants du quartier se ruent, aimantés par les effluves sucrés qui s’échappaient des cuisines de Hanna Mitri. « C’était un homme de goût, au vrai sens du terme. Un vrai chef pâtissier qui avait tout appris par lui-même. C’est lui qui inventait ses recettes et les refaisait, à l’infini, en cherchant la moindre fausse note, et jusqu’à arriver à exactement ce qu’il voulait. Il travaillait tout seul, et seul lui avait le secret de ses recettes », dit, en ce sens, son fils.

Mais la véritable marque de fabrique de l’établissement, la composante principale de la recette de son succès fort de 75 ans, ce sont les glaces et sorbets que Hanna Mitri confectionne dès le printemps. « Il a été probablement le premier glacier au Liban à inventer une glace naturelle orientale sans colorants, utilisant uniquement des produits frais. Saveurs citron, rose, abricot avec des pignons, lait, fraise, croquant et amandes, selon le passage des saisons », souligne Mitri Moussa.


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Si peu de gens savent que la pâtisserie en question s’appelle as-Salam, c’est sans doute parce que Hanna Mitri, à la fois réalisateur, personnage principal et décor de ce théâtre de poche qu’était son établissement, a toujours pris le dessus. On se souvient aujourd’hui de lui, dans son tablier blanc, arcbouté sur son frigo à remplir lui-même des cornets aux enfants ou aux adultes de passage qui plissent les yeux de bonheur à chaque bouchée. Ou, sinon, avant la fête de Pâques, sur son éternelle chaise en plastique vert, à parfaire avec l’aide de sa femme Samira et à la force de ses doigts la farce et la pâte des milliers de maamouls produits par l’établissement chaque année et même pendant les années de guerre, « où il distribuait lui-même les maamouls dans les abris », raconte Mitri. On se souvient, aussi, de son tempérament imprévisible, par moments bougon mais que son fils nuance de la sorte : « En fait, il parlait peu. Il n’avait pas de temps à perdre pour les plaisanteries. Tout ce qu’il voulait, c’est travailler et faire en sorte que la qualité ne baisse jamais, même pas d’un iota. Mais, surtout, il adorait son travail. Il savourait le perfectionnisme. Chaque jour, je l’observais en train de parfaire ses recettes, parfois tout jeter à la poubelle et recommencer, et c’était comme regarder un bijoutier tailler sa pierre. Il travaillait avec ses mains, et sa bouche et ses papilles suivaient. »

Mitri Hanna a repris le flambeau et les recettes de son père. Photo Michèle Aoun

Et c’est d’ailleurs cette impression précise dont on se souvient aujourd’hui, en repensant à la première pâtisserie de Hanna Mitri. Celle de plonger dans l’antre d’un artisan qui perpétue une manière de faire comme on n’en fait plus. Et Mitri de poursuivre : «À partir du moment où il était confiant d’avoir proposé les meilleures pâtisseries et glaces, il avait zéro tolérance pour les clients venus perdre le temps, faire des commentaires ou mal se comporter. À ceux qui lui disaient : tu es trop cher, il répondait, il y a d’autres établissements, ne venez plus ici. Aux fournisseurs qui lui proposaient des produits pas à son goût, il balançait la marchandise à la figure. Ceux qui lui parlaient mal finissaient par être renvoyés. Sa politique, c’était celle du zéro compromis. Il pouvait se le permettre parce qu’il appliquait ça à lui, avant tout le monde. Et c’est pour ça qu’il a réussi à s’installer sur la durée et avec une consistance irréprochable.»

Rester pour qu’on continue de rentrer en été

Dès l’âge de 14 ans, le fils passe tout son temps libre à l’ombre de son père. Il le regarde faire, scrute chacun de ses mouvements, sachant sans le savoir qu’un jour, c’est lui qui prendra la relève. « J’ai commencé par porter du matériel puis remplir des cornets de glace puis, progressivement, l’assister à la cuisine. Il disait toujours : je ne réponds qu’aux questions de mon fils Mitri parce que le jour où quelqu’un devra reprendre après moi, ça sera lui, et seulement lui, dit Mitri avec les larmes qui lui nouent la gorge. Il continuait à venir à la boutique jusqu’à la fin. Un jour, c’était la dernière année avant qu’il nous quitte, je l’ai vu vraiment avoir du mal avec ses mains. Alors je lui ai proposé mon aide, et j’ai mis la main à la pâte au sens propre. Il m’a observé pendant 15, puis 30 minutes, puis il s’est assis. C’est là que j’ai compris que je devais continuer. »

Lorsque son père décède, l’année suivante, Mitri présente sa démission de la banque où il travaillait pour se consacrer à l’affaire familiale qui lui avait été léguée comme le plus précieux des bijoux de famille. « Je n’avais raconté à personne. C’était un saut dans le vide mais il fallait que je le fasse, c’est ce que mon père voulait. C’était une responsabilité énorme. J’ai hérité d’un établissement qui fait partie de notre patrimoine culinaire libanais, vous vous imaginez la pression qui vient avec… Et en même temps, c’était une mission, même un devoir, celui d’assurer la continuité de cette chose si précieuse que mon père s’est plié en quatre pour faire. » Mitri raconte d’ailleurs la première fête de Pâques, en 2012, où il avait dû, pour la première fois, se débrouiller pour faire ses maamouls seul, puis cet été-là, où il devait, aussi, se débrouiller pour assurer la relève des glaces.

À déguster sans modération et à tous les âges. Photo Michèle Aoun

« En préparant tout cela, j’avais l’impression de sentir la main de mon père guider les mouvements de la mienne. J’avais sa voix dans mon oreille me disant ce ne sont pas les quantités qui comptent, parce que le climat, l’environnement, le four et les ingrédients changent. Un grand pâtissier était, selon lui, celui qui sait se débrouiller pour jongler avec ces variables et réussit quand même à conserver le même goût d’un dessert ou d’une glace », confie-t-il.

Au lendemain du 4 août 2020, lorsque la petite pâtisserie de la rue Mar Mitr, déjà vieillie, est emportée par l’ineffable double explosion, tout le monde pense à Hanna Mitri, à ce qui adviendra de ses glaces et ses maamouls et de toute la charge émotionnelle de ce quasi-patrimoine culinaire.

« Mon père, avant son décès, avait tenu à ce qu’on achète un local. Il voulait un bien, de la sécurité. Nous avions donc acquis un local rue Saydé. Lorsque nous avons déposé un dossier pour un prêt à la banque, le directeur, dont j’ignorais qu’il était client chez nous, avait accepté sans même le regarder. Il avait dit : “Pour Mitri Hanna, on donne sans regarder” », raconte Mitri qui, dès septembre 2020, officie dans sa nouvelle adresse.

Ici, la présence de Hanna Mitri manque, bien sûr, même si une photo de lui, sous une figurine de Vierge, nous donne parfois l’impression qu’il est encore là. Mais ce que son fils aura réussi, c’est d’avoir fait durer des goûts devenus culte avec le temps. « Pourquoi je continue ? Simplement pour que vous continuiez tous à rentrer à Beyrouth manger de la glace de chez nous... » affirme Mitri pour conclure. Et rien que pour les glaces de Hanna et Mitri Moussa, nous reviendrons cet été…

Depuis 76 ans maintenant, pas une après-midi de printemps d’été, ou simplement de temps doux, ne s’est écoulée sans que l’on n’assiste à cette scène à la fois mythique et ordinaire du quartier d’Achrafieh. Celle d’une petite foule entassée au seuil de la pâtisserie de Hanna Mitri et qui souvent finit par se déverser sur le trottoir en formant une file disciplinée. Certes,...
commentaires (3)

The very best !

Wow

00 h 38, le 02 juin 2024

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Commentaires (3)

  • The very best !

    Wow

    00 h 38, le 02 juin 2024

  • en bon ortodox qui se respecte, il ne sourit jamais a ses clients....

    Elementaire

    21 h 40, le 01 juin 2024

  • Je trouve qu'il est impossible de lire cet article sur Hanna Mitri sans une larme dans les yeux. Je me souviens si bien de lui. Il était d'une petite taille et d’une expression typiquement grecque orthodoxe de Beyrouth. Cela sourit très peu et toujours sérieux. Rigidité d'expression orthodoxe typique. (Ateh el nehmeh istekhaha). Dieu merci, je ne suis pas retourné dans mon pays depuis 1975. Je préférerais me souvenir de mon pays tel qu'il était plutôt que de le bordel qu'il est devenu. Merci OLJ. Bye-bye pays des cèdres.

    Dimitri Yanni

    19 h 51, le 01 juin 2024

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