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Lifestyle - Sahtein

De la « rakwé » aux lattes : comment le café est devenu une tradition libanaise

Cet article fait partie de « Sahtein », une série consacrée au patrimoine culinaire lancée dans « L’Orient Today ».  Une promenade sensorielle à travers l’histoire culinaire riche et savoureuse du Liban. Dans l’édition d’aujourd’hui, nous nous penchons sur les origines du café, entre rituels, souvenirs, émotions et modernité. 


De la « rakwé » aux lattes : comment le café est devenu une tradition libanaise

Les « rakwés » traditionnelles en cuivre sur le comptoir de Café Younes à Badaro. Photo João Sousa

Pour la plupart des Libanais, les souvenirs associés au café sont les mêmes : servi dans de minuscules tasses en porcelaine le matin et après les repas, durant les « sobhiyet », ces réunions matinales légères, en écoutant Feyrouz et les dernières nouvelles. Le café, tant apprécié par nos aînés, partagé avec les invités, siroté seul avec le journal, consommé durant une pause, avec ou sans cardamome, avec ou sans sucre.

Dalia Jaffal, fondatrice et gérante de Kalei, un café spécialisé de Beyrouth, connaît bien ce rituel. « Mes premiers souvenirs de café sont liés à ma grand-mère », confie-t-elle. Aucune matinée libanaise n’est complète sans lui.

« Je me souviens que lorsque nous étions chez elle, la première chose qu’elle faisait le matin était de préparer une « rakwé » (NDLR, une cafetière traditionnelle munie d’un long manche) accompagnée d’une cigarette.

Et même si la « kahwa », notre café traditionnel composé de grains finement moulus et torréfiés et préparé dans une « raqwé », n’est plus le seul choix offert aux amateurs de caféine dans le pays, le café reste au cœur de la vie sociale libanaise, d’une manière à la fois traditionnelle et nouvelle. 

Assise dans la « cupping room » de Kalei, où le café est testé et les baristas formés, Dalia Jaffal se souvient de son adolescence, quand le seul moment où elle communiquait vraiment avec sa mère était « le matin, quand nous prenions un café ». C’est là qu’elle a commencé à l’apprécier. « J’ai de bons souvenirs qui y sont attachés. »

Le « cupping room » à Kalei, un lieu exquis et tranquille. Photo João Sousa

Caché dans une ruelle du quartier de Geitaoui, Kalei s’est installé dans une maison abandonnée en 1984, pendant la guerre civile libanaise. À l’origine, c’était un lieu de torréfaction de café, où Dalia Jaffal créait des mélanges qui étaient ensuite testés et vendus à d’autres entreprises.

Avant ce projet, elle vivait à l’étranger où elle travaillait comme consultante. Elle se souvient encore de ses visites au Liban où elle rencontrait des amis autour d’un café, qui était souvent « pas très bon et trop cher ».

« Tu sais, un jour, j’ouvrirais un café », dit-elle un jour à un ami qui lui répond : « Pourquoi un jour ? C’est maintenant qu’il faut le faire. » C’est ainsi qu’en 2015, Kalei Coffee Co. voit le jour.

Aujourd’hui, chez Kalei à Geitaoui les visiteurs sont d’abord accueillis par un vaste jardin, ombragé et ponctué de grands saules. Une légère odeur de grains fraîchement moulus flotte dans l’air. Des jeunes d’une vingtaine à une trentaine d’années tapotent sur leur ordinateur portable, tout en sirotant des cappuccinos, des lattes, des expressos, etc. Le café servi provient d’Éthiopie, de Colombie, du Guatemala, du Brésil et du Salvador. « Ma grand-mère ne l’aimerait certainement pas, dit Dalia Jaffal en riant. Parce qu’il est plus acide et floral. Au Liban, nous sommes habitués à un café terreux, fumé et torréfié. »

En 2019, une deuxième branche de Kalei a ouvert ses portes à Ras Beirut, dans une maison du patrimoine libanais construite dans les années 1800.

« Les cafés spécialisés comme le nôtre ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais ils s’adressent à une bulle spécifique », explique Dalia Jaffal. « Les cafés, comme Kalei ou d’autres, ont un impact social certain, ajoute-t-elle. Oui, les gens viennent ici principalement pour boire un café, mais ils finissent aussi par se rassembler, discuter, se rencontrer. Les gens deviennent des habitués. Ils réussissent à nouer des liens et travailler ensemble. » Peu de choses ont changé.

Une barista à l'œuvre au Kalei. Photo João Sousa

L’essor des cafés

Les premiers cafés du monde sont apparus à Damas, avant de se répandre dans tout l’Empire ottoman (dont le Liban actuel faisait partie), gagnant en popularité au XVIe siècle. Ces lieux étaient des centres sociaux où les hommes se rencontraient, lisaient de la poésie, participaient à des jeux comme le backgammon et échangeaient des nouvelles. Malgré leurs réticences à accueillir des femmes, la culture du café s’est également épanouie dans la sphère privée.

Les historiens pensent que le café est arrivé en Europe par l’intermédiaire de l’Empire ottoman au cours du XVIIe siècle.

Les cafés étaient devenus monnaie courante dans les grandes villes européennes comme Paris, Londres et Vienne. Une fois de plus, au-delà des loisirs, ces établissements servaient de lieux sociaux pour les discussions intellectuelles et l’échange d’informations. La culture du café s’est à nouveau transformée avec l’invention de la machine à expresso en Italie à la fin du XIXe siècle, donnant naissance à diverses boissons à base d’expresso comme le cappuccino et le latte. L’essor des cafés s’est accompagné de nombreuses controverses.

Le café Hajj Daoud à Mina al-Hosn, Beyrouth, 1880. Photo d’un anonyme prise par Amanda Haydar à l’exposition « Beirut 1840-1918 Photographs & Maps » à Beit Beirut

Café et pouvoir

« Le café a des liens intéressants avec le pouvoir », explique Tylor Brand, professeur d’histoire du Moyen-Orient au Trinity College de Dublin. Les Ottomans ont été initiés au café par leurs contacts avec le Yémen, riche en café (qui faisait alors partie de l’Égypte mamelouke), et qu’ils allaient conquérir au XVIe siècle. Très vite, le café s’est répandu comme une traînée de poudre dans le vaste empire par le biais de ses routes commerciales, atteignant le Liban vers le milieu du XVe siècle.

« Au début, les gens étaient inquiets, car il s’agissait très clairement d’un stimulant. Lorsque l’Empire ottoman l’a adopté pour la première fois, il a fallu déterminer si cette boisson était autorisée par la religion pour les musulmans », explique Tylor Brand. C’est ainsi qu’elle fera l’objet de régulières interdictions de la part du clergé religieux et des dirigeants de l’Empire ottoman et de l’Europe. « À l’époque, les janissaires, une élite de soldats au sein du système ottoman, possédaient et géraient tous les cafés, explique-t-il. Ils étaient les plus susceptibles de déclencher une rébellion contre l’empire en cas de problème. Si vous deviez surveiller la sédition, il fallait surveiller les cafés. Si vous vouliez y mettre fin, vous deviez fermer les cafés, car c’est là que les gens se rencontraient et négociaient la révolution. »

De l’Éthiopie à votre tasse

Mais le voyage du café a commencé bien avant ceci. Selon Tylor Brand, il remonte aux anciens hauts plateaux d’Éthiopie, où il a été introduit au Yémen, avant d’arriver dans l’Empire ottoman.

La légende la plus répandue attribue la découverte du café à un éleveur de chèvres nommé Kaldi, au IXe siècle. Celui-ci remarqua que ses chèvres montraient une énergie inhabituelle après avoir consommé les baies d’un certain arbre. Curieux, il les goûta lui-même et obtint un effet similaire. La nouvelle s’est répandue et, bientôt, des grains de café ont été mâchés ou infusés dans les monastères locaux pour favoriser la vigilance lors des cérémonies religieuses.

Bien entendu, la consommation de café a beaucoup évolué depuis. « Les clients n’ont généralement aucune idée de toutes les étapes et de toutes les mains qui ont touché leur café avant qu’il n’arrive dans leur tasse », précise Dalia Jaffal.

Avant Kalei, sa formation en tant que consultante en investissements agricoles l’a amenée à se rendre en Éthiopie. En février dernier, elle y est retournée pour sélectionner de nouveaux grains pour son enseigne de Beyrouth.

« En Éthiopie, le café est une cérémonie, raconte-t-elle. Ils ont une relation très spéciale avec le café dans ce pays. » Et de poursuivre : « En général, c’est une femme qui prépare la cafetière. Pendant qu’elle bout, elle verse trois fois du café pour tout le monde. Chacun de ces gestes porte un nom différent. Dans la langue tigrinya, la première tasse s’appelle “Awel”, la deuxième “Kalei” et la troisième “Baraka”. Les trois portions sont différentes parce qu’elles sont restées sur le feu pendant une période différente. » Dalia Jaffal, elle, a baptisé son café Kalei parce que « c’est le café moulu le plus équilibré »

C’est l’Éthiopie qui l’a particulièrement inspirée, car c’est là qu’elle a eu son premier contact avec les agriculteurs. « Aujourd’hui encore, nous nous fournissons auprès d’eux. »

Pour mémoire

Ce hommos qui déchaîne les passions

Des torréfacteurs locaux au « fast coffee » et plus encore

Avant que les grandes enseignes n’inondent les rayons des supermarchés de paquets de café emballés spécialement pour les « raqwés », le Liban comptait sur les petits torréfacteurs locaux. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes préfèrent acheter leur café auprès de petits torréfacteurs traditionnels de quartier qui le moulent fraîchement, le déposent dans des sacs en papier et le vendent au gramme.

Café Younes était l’un de ces petits torréfacteurs. Aujourd’hui, c’est une chaîne devenue populaire qui possède des enseignes dans tout le Liban, jusqu’aux Émirats arabes unis et en Égypte.

Amine Younes a repris l’entreprise familiale depuis 1996, laissant derrière lui une carrière dans la finance.

Il a développé l’entreprise en 2007 en ouvrant son premier « café » Younes à Hamra. Lors du bombardement du Liban par Israël lors de la guerre de juillet 2006, il a failli fermer boutique. Mais il a tenu bon, comme son père et son grand-père avant lui.

« Nous sommes extrêmement fiers de notre histoire », déclare-t-il.

Tout a commencé avec Amine, son grand-père, qui, comme beaucoup d’autres jeunes hommes de son époque, ont émigré au Brésil à la fin des années 1800. Après avoir travaillé dans une plantation de café, il revient au Liban 20 ans plus tard.

Souheil Younes, le fils d’Amine Jr a repris l’affaire en 1965 et a ouvert deux autres torréfactions. Mais la guerre civile éclate, mettant un terme à l’activité. « C’était une guerre cruelle et sale. Une guerre de rue. Nous ne pouvions pas rester ouverts. Mais en fin de compte, le café n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Et quand les temps sont durs, les gens boivent plus de café », explique Amine, le fils de Souheil, qui était enfant à l’époque.

Des clients achetant leur café à Cafe Younes à Hamra. Photo João Sousa

En 1975, l’entreprise de torréfaction située au centre-ville est détruite et saccagée. Il a fallu trois ans à Souheil Younes pour trouver la force d’aller évaluer les dégâts.

« La seule chose qui restait dans l’atelier était le grand torréfacteur, car il était boulonné au sol », se souvient le jeune Amine. Ils ont démonté la machine géante et l’ont transportée dans leur village du Chouf, où ils ont torréfié pour la communauté pendant les dernières années de la guerre. Aujourd’hui, le Café Younes torréfie toujours ses grains avec ce même torréfacteur en acier, qui a depuis été déplacé et installé dans l’enseigne principale à Hamra.

Hélas, les jeunes d’aujourd’hui préfèrent souvent les « frappuccinos » et autres « lattes » au caramel au goût amer de la « raqwé » de leur mère, et le marché libanais s’est adapté presque naturellement aux goûts modernes mondialisés.

Amin se souvient aussi de l’ouverture du premier Starbucks au Liban en 2001. « Le premier magasin a ouvert ses portes à Hamra, à côté de notre torréfaction. » L’ironie de la chose, c’est que pendant des décennies, son jeune frère a été le gérant de ce premier Starbucks…

« Starbucks a fait découvrir au Liban un autre type de culture du café, explique-t-il. Même si, aujourd’hui, de nombreux Libanais boycottent la marque en raison d’un prétendu sentiment pro-israélien. »

Malgré l’urbanisation de la vie quotidienne et, avec elle, de nos rituels de café, la culture libanaise du café a conservé une ou deux choses du passé – comme le fait de s’occuper de ses invités et de prendre des nouvelles autour d’une boisson fraîche et chaude.

« Le café est plus qu’une boisson, c’est une culture. Et il est important que les gens le célèbrent en tant que tel », conclut Amine Younes.

Pour la plupart des Libanais, les souvenirs associés au café sont les mêmes : servi dans de minuscules tasses en porcelaine le matin et après les repas, durant les « sobhiyet », ces réunions matinales légères, en écoutant Feyrouz et les dernières nouvelles. Le café, tant apprécié par nos aînés, partagé avec les invités, siroté seul avec le journal, consommé durant une pause,...
commentaires (3)

L'article est intéressant par le regard historique mais fait abstraction des outils ménagers traditionnels de préparation du café. Qu'il s'agisse du torréfacteur 'maison' - cylindre métallique à remplir de café cru, puis à poser sur le 'babour', et qu'on tourne continuellement avec une manivelle jusqu'au degré de torréfaction requis, reconnu à l'odeur ! - ou du moulin à café, qu'il soit de forme cubique, en bois, ou d'un cylindre en laiton (mat'hanet el ahwé'). Sans ces ustensiles, une page de la tradition libanaise du café manque.

Illico Presto

11 h 26, le 31 mai 2024

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Commentaires (3)

  • L'article est intéressant par le regard historique mais fait abstraction des outils ménagers traditionnels de préparation du café. Qu'il s'agisse du torréfacteur 'maison' - cylindre métallique à remplir de café cru, puis à poser sur le 'babour', et qu'on tourne continuellement avec une manivelle jusqu'au degré de torréfaction requis, reconnu à l'odeur ! - ou du moulin à café, qu'il soit de forme cubique, en bois, ou d'un cylindre en laiton (mat'hanet el ahwé'). Sans ces ustensiles, une page de la tradition libanaise du café manque.

    Illico Presto

    11 h 26, le 31 mai 2024

  • Et le Nescafé contrefait et distribué au Liban, ni vu ni connu ?

    Remy Martin

    21 h 48, le 30 mai 2024

  • Et Azar?

    Zampano

    16 h 44, le 30 mai 2024

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