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Nos Lecteurs ont la Parole

Les tribunaux Russell, voix des opprimés : de la guerre du Vietnam aux enjeux contemporains

Dans un monde dans lequel l’appât du gain et l’exploitation des plus faibles sont monnaie courante et où la justice semble souvent fragile, les droits de l’homme restent souvent lettre morte. Les organisations internationales comme l’ONU et la Cour pénale internationale, censées garantir la paix et la justice entre les États, se trouvent ainsi prises dans l’étau des grandes puissances, elles-mêmes parfois coupables d’abus envers les nations les plus vulnérables. C’est dans ce contexte qu’est né le premier Tribunal Russell, également connu sous le nom de « Tribunal international des crimes de guerre ».

Les tribunaux Russell, juridictions non gouvernementales, ont eu pour mission de dénoncer les crimes d’État et les violations des droits humains, en réagissant courageusement à l’injustice et à l’impunité. Ils ont ainsi monté des procès symboliques avec des jurys d’intellectuels, demandant justice, attirant l’attention sur les atrocités commises et exerçant des pressions morales sur les pouvoirs concernés. Bien qu’ils n’aient pas disposé de pouvoirs juridiques officiels, leur action a contribué à faire progresser le droit international et à sensibiliser le public aux crimes de guerre, aux crimes contre l’humanité et au droit à la justice, dans plusieurs cas, donnant aussi voix aux victimes.

Le Vietnam, sous la colonisation française, a été au centre de la guerre froide. Après la guerre d’Indochine en 1954, il s’est divisé en nord communiste et en sud pro-occidental. La quête d’unification par le nord a déclenché une guerre civile. En 1955, le sud a demandé l’aide des États-Unis qui sont intervenus directement en 1965. Cette présence a entraîné des crimes de guerre et causé de grandes souffrances avec la mort de trois millions de Vietnamiens et de 58 000 soldats américains.

Dans le contexte de la guerre du Vietnam, le philosophe et homme politique britannique Bertrand Russell (1872-1970) a créé le premier Tribunal Russell pour dénoncer les crimes des États-Unis au Vietnam et exercer des pressions sur la communauté internationale visant à mettre fin au conflit. Le jury prestigieux, comprenant des personnalités telles que Jean-Paul Sartre, président du tribunal, et Simone de Beauvoir, Lelio Basso et Vladimir Dedijer, membres, tiendra deux sessions en 1967, la première en Suède puis au Danemark. Après avoir entendu de nombreux enquêteurs ayant visité les zones de combat au Vietnam et présenté des témoignages de victimes, le tribunal a conclu qu’en l’absence d’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, l’intervention américaine au Vietnam constituait une violation du droit international. En effet, les jurés avaient répondu par l’affirmative à la question de savoir si les six actes suivants avaient été commis :

1- L’utilisation d’armes interdites par les lois de la guerre, incluant le napalm, le phosphore et les bombes à billes.

2- Les traitements inhumains envers les prisonniers de guerre.

3- Les exactions contre les populations civiles.

4- La violation de la neutralité du Laos et du Cambodge avec des agressions répétées contre ces pays.

5- La complicité de la Thaïlande, des Philippines et du Japon dans la guerre et les actes violents attribués aux troupes sud-coréennes à Saigon.

6- Les faits de génocide systématique contre le peuple vietnamien.

Le Tribunal a marqué l’histoire de son impact international et a été d’un grand soutien aux militants contre la guerre du Vietnam, exerçant des pressions significatives sur les États-Unis afin qu’ils mettent fin au conflit. Après la mort de Bertrand Russell, sa mission a poursuivi à travers la Fondation Bertrand Russell et d’autres tribunaux sur le même modèle. Ainsi, trois tribunaux porteurs de causes emblématiques ont perduré :

- Le Tribunal Russell sur l’Amérique latine constitué à Bruxelles en 1973 afin de dénoncer la répression dans cette partie du monde. Le jury, composé de vingt-six personnalités de diverses nationalités et de convictions idéologiques différentes, a pris connaissance de témoignages accablants, oraux, écrits, photographiques et filmés, provenant de divers pays d’Amérique latine. Après délibération, le Tribunal a condamné les pratiques de torture, de disparitions forcées et d’assassinats politiques employés par les régimes autoritaires en place. La session de 1974 à 1976 a dénoncé avec vigueur la brutalité des dictatures dans plusieurs pays d’Amérique latine et mis l’accent sur les agissements de la junte militaire chilienne suite au coup d’État de 1973. Elle a aussi appelé à la libération des prisonniers politiques et au respect des droits fondamentaux. Lors de sa dernière session, tenue à Rome du 10 au 17 janvier 1976, le Tribunal a rendu public un rapport accablant. Neuf pays y ont été condamnés pour des crimes contre l’humanité : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Guatemala, Haïti, le Nicaragua, le Paraguay et l’Uruguay, ainsi que deux autres pays, la Colombie et la République dominicaine, pour violation systématique des droits de l’homme. Le Tribunal a également souligné le rôle joué par les États-Unis dans ces violations par des pratiques néocolonialistes ayant contribué de manière significative au soutien de ces régimes.

Le Tribunal Russell sur l’Amérique latine a joué un rôle important sur le plan international en attirant l’attention du monde sur ces violations et en contribuant aux pressions exercées par de nombreux pays en vue d’un retour à la démocratie dans cette région du monde.

- Le Tribunal Russell sur la Palestine, fondé en 2009 par des personnalités telles que Ken Coates, président de la Fondation Bertrand Russell, Nurit Peled-Elhanan, philologue et professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem, et Leila Shahid, déléguée générale de l’Autorité palestinienne auprès de l’Union européenne, est né d’un sentiment de frustration face à l’inaction de la communauté internationale à l’égard des violations du droit international perpétrées par Israël à l’encontre des Palestiniens. Son objectif principal était de mobiliser l’opinion publique afin que les Nations unies prennent des mesures concrètes pour mettre fin à l’impunité de l’État d’Israël et pour parvenir à un règlement juste et durable du conflit. Le Tribunal a recueilli des témoignages et examiné un certain nombre de documents afin d’étayer ses conclusions. Il a aussi organisé des rencontres dans diverses villes : la première à Barcelone en 2010, suivie par Londres en 2010, Le Cap en 2011 et New York en 2012. Lors de sa session finale à Bruxelles en mars 2013, le TRP a résumé les conclusions des quatre sessions précédentes de la manière suivante : les principales caractéristiques du régime israélien à l’égard des Palestiniens sont l’apartheid et le sociocide. Les organisations internationales telles que l’ONU et l’UE, ainsi que les États, en particulier les États-Unis, et les entreprises privées sont considérés comme étant responsables d’avoir apporté leur assistance à Israël dans ses actes de violation du droit international.

En septembre 2014, une session extraordinaire s’est tenue à Bruxelles en réponse à la violence persistante exercée par l’État d’Israël à l’encontre de la population de Gaza, notamment marquée par l’opération « Bordure protectrice » en juillet-août 2014.

Le Tribunal Russell a constitué une initiative importante pour la justice en Palestine, mettant l’accent sur les crimes commis par Israël et faisant pression pour le respect des droits du peuple palestinien.

-Le Tribunal permanent des peuples (TPP), créé en 1979 par Lelio Basso, ancien membre du Tribunal Russell, est une institution permanente qui continue à examiner des cas de violation des droits humains et de crime contre l’humanité. Il a rendu des verdicts dans divers cas, incluant le Sahara occidental, l’Argentine, l’Érythrée, les Philippines, le Salvador, l’Afghanistan, le Timor oriental, le Zaïre, le Guatemala, l’Amazonie et le Tibet, ainsi que le génocide arménien et l’intervention américaine au Nicaragua, etc. Des commissions d’enquête ont été déployées sur place dans certains cas.

Le Tribunal Russell, malgré son rôle important dans la défense des droits humains, a néanmoins suscité des critiques. Parmi celles-ci : des verdicts non contraignants, donc d’application non garantie ; un choix sélectif des affaires ayant soulevé des points d’interrogation sur la neutralité politique de l’institution ; des critiques relatives aux méthodes de travail non traditionnelles adoptées, telles que la sélection des participants, l’absence d’accusés et les règles de preuve.

Malgré ces critiques, force est de constater que les Tribunaux Russell sont bien plus qu’une simple juridiction ; ils ont constitué un symbole de la résistance à l’injustice, donné une voix aux victimes et permis d’entendre leur cri de révolte à travers le monde. Leur héritage continue d’inspirer les générations futures afin qu’elles continuent de lutter pour un monde plus juste et plus humain.

Lelio Basso, sénateur de la gauche indépendante italienne et président du jury du TPP, a ainsi déclaré dans l’un de ses discours : « Notre légitimité, nous l’avons reçue des peuples... ; elle se confirme par une approbation et un soutien grandissants. »

Georges Élias BOUSTANI

Architecte D.P.L.G.

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Dans un monde dans lequel l’appât du gain et l’exploitation des plus faibles sont monnaie courante et où la justice semble souvent fragile, les droits de l’homme restent souvent lettre morte. Les organisations internationales comme l’ONU et la Cour pénale internationale, censées garantir la paix et la justice entre les États, se trouvent ainsi prises dans l’étau des grandes...
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