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Culture - Théâtre

Le mal libanais, est-ce normal, docteur ?

Depuis le 1er mai, le théâtre Metro al-Madina, à Beyrouth, accueille « Hal halchi tabi3i ? » (Est-ce normal ?), une pièce écrite par Khaled Soubeih et mise en scène par Riad Chirazi, avec Talal al-Jurdi et Ziad Itani dans les rôles principaux. Tout commence dans le cabinet d’un psychiatre.

Le mal libanais, est-ce normal, docteur ?

Deux ténors des planches libanaises : Ziad Itani et Talal al-Jurdi. Photo Metro al-Madina

Les hoquets de l’électricité, la débâcle des infrastructures, le chaos, les magouilles, la débrouille, l’absence de sécurité, l’impression que tout va vers le pire… Et la folie qui s’installe, douce, en douce, les nerfs qui partent en astrakhan ; les médias qui transforment tout en spectacle pour voyeurs hypnotisés… et Talal, psychiatre campé par Talal Jourdi, qui tente lui-même de raison garder en analysant, dans sa clinique, entre deux rendez-vous, des déclarations de responsables locaux. Il réécoute le fameux commentaire du député CPL Mario Aoun sur les incendies qui ont ravagé une partie des forêts libanaises à la veille des émeutes d’octobre 2019 : « Est-ce normal que le feu ne touche que les régions chrétiennes ? ». Il repasse l’enregistrement du ministre intérimaire de l’Énergie, Walid Fayad, fredonnant au cours d’une soirée la chanson de Dalida : Kelma helwa w’kelmitein. Il appelle quelqu’un pour s’informer sur la chanteuse. Était-elle heureuse ? Il apprend qu’elle s’est donné la mort. Est-ce normal de chanter des chansons joyeuses en étant si malheureux ?

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Et puis qu’est-ce que la normalité ?

Est-ce normal ?  est le titre de cette pièce dont les deux rôles principaux sont tenus par deux ténors des planches libanaises, Talal Jourdi, le psychiatre, et Ziad Itani, le patient, chacun gardant son prénom d’origine. C’est toujours un plaisir et un soulagement de retrouver Ziad Itani sur scène depuis son arrestation arbitraire et les tortures qu’il a subies en novembre 2017 au motif d’espionnage pour le compte d’Israël, avant de bénéficier d’un non-lieu en mai 2018. On retient également le jeu de Nicole Maatouk Chirazi dans trois rôles féminins désopilants, notamment celui d’une animatrice de télé ou de radio, prête à tout pour faire de l’audience. Le passage d’Elias El Habr (2m20) en fantôme, et celui de Mohammad Chamas en voisin qu’un tremblement de terre a brusquement déposé à l’étage inférieur, marquent forcément les esprits. Le texte tragi-comique écrit par Khaled Soubeih interroge, on l’aura compris, la normalité, et laisse le spectateur décider de quel côté elle se situe, tout en voyant venir à grands pas l’échange de rôles entre le traitant et le traité. Ce dernier a un problème un peu particulier. S’il consulte, c’est qu’il est vaguement inquiet de ne ressentir ni stress ni colère dans un univers peuplé d’anxieux et de désespérés – le « Docteur Talal » n’étant pas en reste. Le mise en scène de Riad Chirazi, pour sommaire qu'elle soit, avec ses quelques cloisons blanches quadrillées et ses quelques effets sonores et stroboscopiques, ne manque pas d’efficacité : les espaces sont définis et modulables, désordonnés à souhait. Ils aident les personnages de la pièce à suggérer les atmosphères propres à leurs rôles respectifs et l’imagination du spectateur a toute latitude de se déployer, portée par le jeu convainquant des acteurs.

Nicole Maatouk Chirazi assume trois rôles féminins désopilants dans « Hal halchi tabi3i ? ». Photo Metro al-Madina

Deux modèles sociaux se confrontent et se soutiennent

Très vite, on comprend que chaque comparse parvient à survivre au chaos libanais grâce à une forme de résilience opérée au fil des événements traumatisants qu’il a subis dans un pays « dès le départ construit par les Phéniciens de façon illicite ». Si Talal est en révolte contre un modèle dément qu’il rejette, par conviction et par formation, Ziad, lui, s’y est adapté et l’accepte comme normal, puisqu’il lui offre des moyens, certes pas toujours avouables, de vivre. À tel point que sa sonnerie de téléphone est un enregistrement d’un de ces flashes d’alerte qui terrorisaient les auditeurs collés à leurs transistors pendant la guerre. Les deuils occultés, les abandons, les enfances volées se révèlent entre deux fanfaronnades de Ziad qui, de son côté, avec un inénarrable accent « dahyé », coince le traitant sur son instabilité affective en utilisant ses propres techniques thérapeutiques.

Une nouvelle scène pour Metro à l'Aresco Palace. Photo Metro al-Madina

De rendez-vous en rendez-vous, leur amitié se construit, doublée de la joyeuse complicité qu’auraient les deux faces d’une médaille si elles pouvaient se rencontrer. Deux univers, deux modèles sociaux, celui de la rue et de l’arrière-pays beyrouthin porté par Ziad, et celui de la bourgeoisie idéaliste, porté par Talal, se confrontent et se soutiennent mutuellement, au point que les méthodes de survie de l’un et de l’autre finissent par fusionner. L’histoire chaotique du Liban défile au gré des répliques et le public adhère et jubile : le refoulé qui sort au jour est collectif et le texte, résolument cathartique. Dans son rôle d’hôtesse de show télévisé, Nicole Maatouk accentue avec subtilité, à peine caricaturale, le trait propre aux médias libanais grand public, toujours surexcités et théâtraux quand il s’agit de couvrir des catastrophes, invitant systématiquement des autorités religieuses – un prêtre et un cheikh, pour faire bonne mesure – à commenter des phénomènes, tels que les tremblements de terre, auxquels ils ne connaissent pas grand-chose. Le psychiatre est joint en direct alors qu’il est sous les décombres, mais il s’en formalise à peine. Une telle adaptation aux situations anormales, est-ce normal ?

Courez voir la pièce au théâtre Metro al-Madina sur sa nouvelle scène à l’Aresco Palace, Hamra. Deux séances sont encore prévues le 14 et le 15 mai, ainsi que les 21, 22, 28 et 29 mai.

Billets chez Antoine Ticketing.

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