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Écrous de mémoire


Depuis que l’homme existe, l’inexorable fuite du temps a été un thème de prédilection pour les penseurs, philosophes, écrivains et poètes, un Lamartine éperdu de douleur allant d’ailleurs jusqu’à sommer le fugace moment de suspendre son vol. Loin de ces réflexions éthérées, ce sont toutefois les stratèges, tant politiques que militaires, qui avec le plus de sens pratique, le plus d’acharnement, s’emploient à tirer le meilleur parti du facteur temps pour réaliser leurs desseins. La Palestine montrant sa plaie béante, Gaza, en est un criant exemple. Le Liban, longtemps assoupi, et que vient de réveiller en catastrophe le cauchemar d’une invasion démographique, menace d’en être un autre.

Depuis sa création, Israël n’a cessé d’être le type même du fait accompli qui n’a jamais fini de s’accomplir. À peine consommée la Nakba de 1948, la guerre des Six-Jours a ouvert la Cisjordanie à une méthodique colonisation juive qui rend chaque jour plus impraticable la solution des deux États. Avec l’assaut final projeté contre la ville-frontière de Rafah, c’est par un nouveau transfert de population palestinienne que menace de se solder la crise de Gaza. C’est là que l’on voit enfin l’Amérique s’essayer sérieusement à retenir le bras armé d’Israël en lui déniant certains types de munitions particulièrement meurtriers. Pour s’y résigner, Joe Biden aura cependant laissé s’écouler une sacrée tranche de temps (sept longs mois). Et il aura laissé couler en pure perte un colossal torrent de sang, le bilan frôlant désormais en effet les 35 000 morts. Le plus tristement ironique est de voir le chef de la Maison-Blanche reconnaître que ces méga-bombes made in USA, aujourd’hui sujettes à embargo, ont déjà servi au carnage d’innocents civils.

Voilà toujours un trou de mémoire d’évité pour un président accusant le poids des ans et déchiré entre ses impératifs électoraux et son souci de prendre quelque distance avec l’allié privilégié devenu par trop encombrant. Reste néanmoins à savoir si la ligne rouge de Rafah ne survient pas beaucoup trop tard, si ce fameux facteur temps n’a pas déjà tranché. Les stocks de bombes sont amplement pourvus, assurent les militaires de Tel-Aviv qui encerclent déjà de leurs tanks la ville promise au sacrifice. Dans le coup de semonce américain, Benjamin Netanyahu trouve en outre l’occasion rêvée de parodier Churchill en affirmant qu’Israël se battra seul, avec ses ongles s’il le faut.

Trop peu, trop tard peut-être : c’est la même et angoissante appréhension que suscite l’actuel remue-ménage fait autour des masses de réfugiés et de migrants syriens affluant depuis plus d’une décennie sur notre sol. Pour que finisse par s’imposer aux esprits l’urgence d’une solution, il aura fallu cette fois un don de l’Union européenne qui n’aurait d’autre effet que de perpétuer le problème. Ce n’est là en fait qu’une simple rallonge aux énormes crédits déjà alloués – et dépensés à bien mauvais escient – par la communauté internationale, laquelle ne conçoit un retour de ces réfugiés à leurs foyers que s’il est sûr et volontaire. Empreinte d’humanité se veut et se prétend cette condition ; elle est en réalité outrageusement inique pour le Liban au délicat tissu démographique et ployant déjà sous une kyrielle de crises. Elle est scandaleusement complaisante en revanche pour le régime syrien qui ne récupérera ses ouailles que dans le cadre d’un effort international pour la reconstruction des villes qu’il a lui-même réduites en ruine.

Classées Mémoire du monde par l’Unesco, les stèles de Nahr el-Kalb témoignent des nombreuses invasions qu’a eu à subir, depuis l’Antiquité, ce qui est aujourd’hui notre pays. Soit dit sans nul chauvinisme, la plus insidieuse de toutes celles-ci, car irréversible, irrémédiable, serait une greffe massive opérée au ralenti sur le corps libanais. Or c’est maintenant seulement que l’on s’avise de sonner le tocsin, de se concerter, d’alerter ambassades étrangères et organisations internationales ; c’est même à un âpre concours de surenchères que promet de donner lieu le débat parlementaire fixé pour mercredi prochain.

Pour la circonstance, on verra à l’œuvre toutes ces mémoires à géométrie variable et compartiments étanches qui, par intérêt bassement politicien, ont pactisé avec Damas ou Téhéran avant de crier au tsunami humain. Qui, en somme, attendaient le moment propice de serrer vis et écrous. De colmater leurs gros, gros trous.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Depuis que l’homme existe, l’inexorable fuite du temps a été un thème de prédilection pour les penseurs, philosophes, écrivains et poètes, un Lamartine éperdu de douleur allant d’ailleurs jusqu’à sommer le fugace moment de suspendre son vol. Loin de ces réflexions éthérées, ce sont toutefois les stratèges, tant politiques que militaires, qui avec le plus de sens pratique, le...