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Culture - Témoignages

Cinq romanciers libanais s’expriment sur la « révolution »

Par quels mots, en se référant à quels concepts ces maîtres du verbe analysent-ils le mouvement de contestation qui remue le Liban depuis un mois ?

Illustration Ivan Debs

Charif Majdalani : Le soulèvement de l’avenir contre le passé

On l’avait bien remarqué dès le début. Mais le phénomène s’est confirmé avec éclat ces derniers jours : la révolution libanaise est bien celle de la jeunesse. Cette dernière s’est soulevée et manifeste tous les jours contre la corruption, le chômage et l’émigration, contre la non-reconnaissance des compétences et des talents, contre la misère des écoles publiques et le niveau pitoyable des programmes officiels. Mais plus profondément, la révolte de cette jeunesse est dirigée contre des pratiques politiques et sociales qui sont à ses yeux celles d’un autre âge. Le communautarisme, le rapport d’allégeance quasi féodal à des chefs de partis sectaires, le paternalisme, toutes ces manières d’être et de se comporter qui ont régi le pays durant un siècle ne correspondent plus en rien à sa conception du monde et de la vie.

Parce qu’ils sont en permanence connectés à leurs semblables partout sur la planète, adolescents et jeunes adultes conçoivent l’espace public, les relations à l’autre ou la communication d’une façon qui est en rupture totale avec celle de la classe politique et de tous ceux qui l’ont laissée s’installer et prospérer durant des décennies, c’est-à-dire la génération des aînés. La jeunesse libanaise est bel et bien aujourd’hui en révolte contre ses pères, et contre un Liban dans lequel elle ne se reconnaît pas, celui de la guerre civile et d’un après-guerre calamiteux et interminable dont elle n’est à l’évidence plus du tout prête à payer les dommages.

On a toujours été fier de considérer que le peuple libanais était résilient. Sans remettre en cause la formidable aptitude du Liban à renaître de ses cendres, la résilience comme manière de réagir et de se redresser face à un passé traumatisant a fini chez nous par désigner une capacité à s’adapter à une réalité politique et sociale dégradée, autrement dit à l’accepter en en tirant le meilleur parti. Or la jeunesse est en train de nous apprendre que, pour sa part, elle n’est nullement prête à accepter ni à s’adapter. Et si les traumas et les calamités du passé dans lesquels nous sommes encore empêtrés ne sont pas les siens, cette génération a montré à plusieurs occasions ces derniers jours qu’elle était consciente de la nécessité d’éviter le retour de ce qui les a causés. En ce sens aussi, elle fait preuve au jour le jour d’une maturité et d’une lucidité que ses prédécesseurs n’ont pas su avoir.

*Charif Majdalani est un romancier francophone libanais. Son dernier livre, « Des vies possibles » (éd. du Seuil), est paru en janvier 2019.



(Lire aussi : « L’art, aussi, va changer l’image de Tripoli »)



Salma Kojok : La révolution dans le langage est encore à faire

Écrire sur le mouvement populaire qui traverse le Liban actuellement exige de repenser le langage. Comment nommer ce qui s’y passe ? Révolution, renaissance, désorganisation, rêve, chaos, révolte, troubles, bouleversement, subversion, secousse ? De quoi ce soulèvement populaire est-il le nom, le symbole et les symptômes, les cicatrices et le présage ?

Depuis plusieurs semaines, les grandes villes du Liban vivent au rythme de leurs rues. Leurs habitants se sont emparés des lieux publics. À Beyrouth, le centre-ville construit par les vainqueurs de la guerre, cette ville jusqu’ici confisquée par le monde des affaires, l’esprit élitiste, la vulgarité mondaine, le luxe opulent, est aujourd’hui transformé par la présence des gens. Les lieux en sont plus accueillants, joyeux, souriants, vivants et frissonnants des paroles échangées, des actes de solidarité. On y déguste des graines de turmos (lupin) et de foul (fèves) ; on y discute, on y aime, on y palabre. Les citoyennes, les citoyens se sont emparés de la rue en un geste de réappropriation qui dit un nouveau projet de vie, qui appelle à une nouvelle donne politique plus égalitaire, plus soucieuse des droits et des libertés. Il se dégage de ces lieux, de ces mouvements une énergie créatrice, une joie de vivre, une volonté exprimée d’être acteur de son histoire et d’un projet collectif à construire.

La révolution dans le langage est pourtant encore à faire. Si les discours sont plus attentifs aux mots prononcés, à leurs sens apparents et à ce qui s’y cache aussi, il reste que le langage doit être repensé de fond en comble. Dans certaines insultes, dans certaines blagues qui circulent, dans des slogans, on lit encore par exemple la force du système patriarcal et les formes de domination traditionnelles. Il est temps de faire aussi la thaoura dans notre langage.

*Salma Kojok est romancière libanaise francophone. Son roman « Le dérisoire tremblement des femmes », éditions Erick Bonnier, est paru en 2019.



(Lire aussi : Révolte ou révolution ? La réponse en images)



Mimosa el-Arawi : Si la nouvelle génération est la flamme, celle de la guerre est le carburant

Il m’est très difficile en tant qu’artiste, écrivaine et journaliste de résumer en quelques mots ce que cette révolution représente à mes yeux.

Poser un regard sur elle, c’est comme regarder une image de la vie quotidienne, à condition que la photo ait été prise dans une lumière extrême, laissant les couleurs exploser et presque brûler. Elle ravive des souvenirs douloureux d’êtres chers tués, d’autres exilés, de rêves avortés et de souhaits non réalisés. Cette révolution est un moteur pour une nation longtemps soumise à l’autorité des seigneurs de la guerre qui l’ont deux fois assassinée, la première fois pendant la guerre et la seconde fois quand ils sont revenus au pouvoir.

Être la génération de la guerre signifie être au centre, mais être aussi le trait d’union (souvent absent) entre la génération qui a vécu et connu le Liban avant le déclenchement de la guerre au Liban et la nouvelle génération en mouvement aujourd’hui par sa participation à la libération du Liban de son passé obscur. Les places publiques et les chants révolutionnaires insufflent à cette jeune génération le sens de la citoyenneté. Les jeunes se posent ainsi les questions essentielles.

Si la nouvelle génération est la flamme de la révolution, la génération de la guerre en est le carburant, tandis que la génération précédente est une image triste marquée par la nostalgie d’un passé lumineux. La révolution des espaces ouverts est aujourd’hui un front pour régler de nombreux comptes avec les souvenirs refoulés et enfouis du passé, qui ne sont pas morts mais demeurent dans une longue léthargie alimentée par les autorités successives, le sectarisme et la corruption administrative totale.

Ce que je vis aujourd’hui se résume dans la pensée de Gaston Bachelard : « L’image poétique n’est pas soumise à une poussée, elle n’est pas l’écho d’un passé. C’est plutôt l’inverse : par l’éclat d’une image, le passé lointain résonne d’échos. »

*Mimosa el-Arawi est écrivaine, productrice et réalisatrice libanaise arabophone. Son roman « Nawwara » est paru en 2019 aux éditions Rimal.



(Lire aussi : À Tripoli, les yeux pleins d’espoir de Ala’ Abou Fakhr)



Rawi Hage : La notion du profane dans notre révolution

L’élément profanateur, les insultes et le discours blasphématoire sexuellement connoté portent en eux un aspect sacré. Oui, sacré ! C’est la manière qu’a le peuple de séparer le caractère sacré de ce qui a été historiquement érigé comme inviolable; et de ce fait d’inscrire à la même enseigne la défaillance de l’État et les institutions jusque-là considérées comme intouchables. C’est en introduisant l’aspect grotesque que le peuple célèbre un corps nouvellement libéré.

Ce sont les germes d’une nouvelle forme de religiosité qui ne traite plus le corps comme objet de soumission et de dévotion, mais comme un moyen de remettre en question l’austérité de notre ancien dieu par la joie et les rires. C’est une religiosité dont l’aspect sacré est ébranlé par le fait même de la divulgation de l’essence du profane.

Notre révolution est rabelaisienne. Le mouvement de la rue a mis l’accent sur la culture des couches sociales les plus démunies au détriment de la rigidité de nos dirigeants.

Les célébrations carnavalesques, la profusion de créativité dont on témoigne durant les manifestations sont en elles-mêmes révolutionnaires. Les « rave parties » de Tipoli – une ville historiquement stigmatisée comme étant un donjon islamique – en sont une manifestation. Des hommes à barbe, des femmes voilées et des gens d’horizons différents se déhanchant sur les rythmes d’un jeune DJ…

L’aspect carnavalesque est une partie intégrante de notre révolution. Le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine résumait cet aspect en soulignant qu’« un nouveau fonctionnement de l’homme (et de la femme) en rapport à l’homme (et la femme) est désormais élaboré ».

Le carnaval est en soi une contre-culture par rapport à la culture officielle. Au Liban, cette culture officielle est le fondement même de l’effondrement de l’État.

*Auteur libano-canadien anglophone, photographe versé dans les arts visuels et le métier de curateur entre autres, lauréat de plusieurs prix littéraires.



(Lire aussi : Comment la littérature écrit-elle le mot « révolution » ?)



Jabbour Douaihy : Le soulèvement n’a pas de tête mais il a un grand cœur

Historiquement rapiécé, dessiné autour d’un centre qui ne saura pas intégrer ses régions, le Liban a toujours donné l’impression d’un pays étriqué qui peine à se définir. Véritable musée des appartenances communautaires ou tribales, il s’est vu envahi politiquement et tout autant militairement par des puissances régionales et s’est laissé le plus souvent gouverner par des chefferies qui, à un Fouad Chéhab près, ont œuvré à sa désorganisation et à la prédation de son bien public. Au pays du clientélisme roi, tout a été fait pour qu’une bonne partie de la population participe à cette corruption généralisée. Une fois de plus, nous étions face à ce que Georges Naccache appelait dans un éditorial de L’Orient datant de plus d’un demi-siècle « la détresse des choses ingouvernées ». On n’y croyait plus, on ne pouvait plus y croire. On envoie ses enfants à l’école pour les convoyer plus tard à l’aéroport, on chercherait en vain un emploi, un petit boulot de misère si on est né au Akkar ou à Tripoli, on subit après le mépris des affidés du régime de Damas celui des protégés du Hezbollah, on nous convie aux élections et nous reconduisons les mêmes avec leurs faux sourires et leur impunité, sachant que les plus récents en politique sont les plus voraces et les plus démagogues.

Pourtant, la vie avait soufflé une première fois en 2005 dans cette pelisse décousue. Il a fallu le spectaculaire assassinat de Rafic Hariri pour que les Libanais prennent leur destin à bout de bras et sortent avec toutes leurs colères et leurs frustrations réclamer le retrait des troupes syriennes. Ils ont eu gain de cause mais la séquence du « réveil » s’est refermée par défaut de quorum national (les chiites n’y étaient pas) et du fait d’une facile récupération par les chefs de « partis » et de communautés. Le 17 octobre 2019 et pour un projet de taxe incertaine sur les communications via WhatsApp, le vase a débordé de nouveau. La classe politique est prise de court et ne réussit pas à trouver la parade comme elle a toujours su le faire, le soulèvement n’a pas de tête mais il a un grand cœur, et cette fois-ci ils y sont tous, dans une sorte de « happening » national ou les DJ rivalisent avec les dessinateurs de graffitis, de Nabatiyé à Tripoli et de Beyrouth à Baalbeck. Une nouvelle génération (dont la grande majorité n’a pas participé au soulèvement du 14 mars 2005) cherche à retrouver son pays et sa dignité. Il faut tout leur raconter mais ne jamais leur donner des leçons de « sagesse ». C’est leur avenir, leur pays avec lesquels ils cherchent à se réconcilier. Prions pour eux.

Jabbour Douaihy est romancier et critique littéraire libanais. Son dernier livre « Toubiaa fi Bayrout » est paru chez Dar al-Saki, Beyrouth, en 2016, et « Le Manuscrit de Beyrouth », chez Actes Sud « Sinbad »/L’Orient des Livres, en 2017.

Charif Majdalani : Le soulèvement de l’avenir contre le passéOn l’avait bien remarqué dès le début. Mais le phénomène s’est confirmé avec éclat ces derniers jours : la révolution libanaise est bien celle de la jeunesse. Cette dernière s’est soulevée et manifeste tous les jours contre la corruption, le chômage et l’émigration, contre la non-reconnaissance des...

commentaires (4)

Pour préciser ma pensée, je n'ai pas mis en doute la qualité du travail des anciens de Jamhour (l'un de mes grands-pères et mes frères et sœurs y ont effectué toute leur scolarité). J'ai simplement regretté que l'article rendant compte de leurs travaux n'ait pas titré sur l'appel à l'aide financière lancé par cet établissement d'excellence. Contrairement à d'autres écoles, Les Jésuites pratiquent une politique sociale généreuse accueillant des élèves parfois désargentés, à charge pour les plus nantis de mettre la main à la poche pour assurer la pérennité de l'école. Par ailleurs, le contraste entre le titre de l'article et les propos tenus ici même par des écrivains m'a interpelée.

Marionet

23 h 20, le 20 novembre 2019

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Commentaires (4)

  • Pour préciser ma pensée, je n'ai pas mis en doute la qualité du travail des anciens de Jamhour (l'un de mes grands-pères et mes frères et sœurs y ont effectué toute leur scolarité). J'ai simplement regretté que l'article rendant compte de leurs travaux n'ait pas titré sur l'appel à l'aide financière lancé par cet établissement d'excellence. Contrairement à d'autres écoles, Les Jésuites pratiquent une politique sociale généreuse accueillant des élèves parfois désargentés, à charge pour les plus nantis de mettre la main à la poche pour assurer la pérennité de l'école. Par ailleurs, le contraste entre le titre de l'article et les propos tenus ici même par des écrivains m'a interpelée.

    Marionet

    23 h 20, le 20 novembre 2019

  • in defense of jamhour, la recompense est seulement honorifique le gala est un fund raising . l'argent va pour payer la scolarite d'eleves a moyens modestes. merci

    SATURNE

    20 h 34, le 20 novembre 2019

  • Je n'ai lu dans un aucun quotidien Amine Maalouf s'exprimer sur la situation au Liban. Est-ce normal?

    Georges Zehil Daniele

    10 h 24, le 20 novembre 2019

  • Quelle bonne idee que de donner la parole à des écrivains qui disent ici des choses très belles, loin des lieux communs qu'on entend ici ou là. L'OLJ a également pris l'initiative de faire de la place, dans quasiment toutes ses éditions, aux grafteurs, chanteurs et créatifs qui ont émergé de l'anonymat à l'occasion de cette Thawra. Par contraste, quelle déception hier de voir l'Alumni de Jamhour US récompenser une auteure de livres de commande, sans grande inspiration. Et l'article de titrer là-dessus au lieu de mettre l'accent sur l'appel à l'aide du collège de Jamhour qui manque de moyens financiers pour scolariser des élèves dans le besoin.

    Marionet

    09 h 12, le 20 novembre 2019

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