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Nos Lecteurs ont la Parole - Yasmine AKLE

Le 30 juin 2009, mourut promptement Pina Bausch

Une heure de pointe à Chatelet. Nous sommes bousculées par la foule, au confluent des lignes de métro, des kiosques à journaux bombardés par les photos du roi de la pop, mort quelques jours plus tôt. Mon amie me dit : Pina Bausch est morte ce jour même, on a l'impression que personne n'a remarqué...
Qui est cette Pina? Une chorégraphe allemande morte des suites d'un cancer 5 jours après son diagnostic, un décès survenu d'un mouvement si preste qui l'arracha furtivement à l'école du Tanztheater qu'elle avait créée et à tous ceux qui l'ont aimée.
Je ne connaissais rien à la danse moderne, et ce ne seront pas les quelques cours que j'ai pris à la suite d'un intérêt grandissant pour cet art, ni ses pièces qui passent chaque mois de mai au Théâtre de la ville à Paris, dont les tickets étaient à chaque fois longtemps à l'avance épuisés, qui me feront mieux connaître la reine du théâtre dansé.
Mais un long chemin accompli en moi, durant mon séjour de 3 ans à Paris ; un voyage intérieur croisant au détour des ruelles ces paradis culturels, où j'ai pu ramasser quelques DVD de pièces rares, les seules qui furent filmées. Et un jour de printemps 2011, au fond d'une salle obscure, rue des écoles, je me suis sentie pétrifiée à la projection d'un documentaire poignant du cinéaste allemand Win Wenders, Pina, face à une douleur, essayant de trouver son langage, à laquelle le corps ne cessait de se dérober. Cette découverte fut comme une révélation, un cri de vie insistant, une tempête de sensations au flot des mouvements exécutés, qui voulaient à tout prix s'exprimer, mais s'agitaient pour prendre corps, comme ces danseurs qui s'effondrent, titubent, dérapent, relâchent, sautent, bondissent contre l'eau, la terre, les pierres, se figent, puis foncent, plongent dans l'univers de leur psyché, se replient, étreignent l'espace, s'étreignent, se touchent, se blessent, s'aiment, se quittent, s'enterrent, se relèvent, se déploient, tout en une plainte, une plainte d'amour, une « plainte de l'impératrice » qu'elle est, énigmatique.
Le documentaire, qui devait initialement être filmé avec elle, fut une réussite du cinéaste. Marqué par l'absence de celle qui, comme l'éther, aussi timide mais perspicace fut-elle, mélange de fragilité et de force, vibrait dans les témoignages touchants de ses danseurs qui, de scène en scène, lui dédiaient une larme, un sourire, une parole, un silence, une danse. Pina fut connue particulièrement pour sa technique d'interroger ses danseurs tout le long du processus de création, creuser leur vie, leur passé, en un processus de théâtre et de danse qui vient de l'intérieur de soi, d'improvisation visant à explorer les possibilités de chacun, à puiser des ressources inconnues ou endormies, à « arracher l'individu a l'essentiel de lui-même, sans autre intermédiaire que son corps et sa voix ». Même des vieux et des enfants sans aucune connaissance de la danse collaboraient à ses pièces. Ils n'interprétaient pas, ils vivaient. Et librement.
Classée comme danse « moderne », pourtant sa chorégraphie se veut démesurée, en dehors du temps et de l'espace, même la musique n'est là que pour faire naître des sentiments. Le corps crée sa propre musique, ce corps nu, seul, imparfait, déchiré dans sa lutte, qui meurt puis renaît en cycles, comme la nature, dont elle use de tout élément ; cycles qu'elle reflète dans la répétition de petits gestes de bras et de mains, élément essentiel de son art, une répétition qui nous accapare, non stéréotypée, simple au premier regard, mais portant toute la complexité de ce corps qui charrie toutes les expériences.
À l'anniversaire de sa mort, en voulant lui rendre ce petit hommage écrit, portée par un désir naïf de la faire connaître au monde entier, je me suis entourée d'un tas de livres sur les techniques de la danse et plein d'études sur son langage chorégraphique. J'ai puisé mes ressources même au-delà, en allant vers Antonin Artaud et Peter Brooke. Mais nul moyen ne m'aidait à traduire vraiment ce langage et la première émotion ressentie. Puis je me suis souvenue d'un témoignage d'un jeune danseur au Tanztheater : « Un jour, quand j'étais nouveau à Wuppertal, j'étais encore coincé. Elle m'a seulement dit : "Danse for love" ! »
J'ai essayé de décrire par les mots un théâtre qui résiste aux mots, mais que cherchais-je loin de l'autre langage ? Celui avec lequel elle s'est adressée à moi un jour, le premier langage, primitif, le langage du corps, qui transgresse tout obstacle pour s'adresser à nos émotions les plus profondes. Et n'est-ce pour ça qu'elle nous bouleverse nous tous tant ?
«Quand on y regarde de près, tout provient d'un incoercible besoin d'amour. » Pina Bausch (27 juillet 1940 - 30 juin 2009). Cet appel à l'ordre de l'amour me manquera tant, dans ce monde perdu dans ses repères, où l'art se patauge et l'humain agonise.
Sa silhouette aux bras ouverts tendus, les yeux fermés, une larme au coin, dans Café Müller, sa pièce ultime est passée en frôlant un rêve, et n'est plus. « Je me souviens parfaitement de son corps, de sa poitrine si légère, de ses longs bras nerveux, de ses mains. Je me souviens de ses bras se mouvant dans l'espace, flottant presque... ses bras nus dans Café Müller flottant pour toujours. » Pedro Almodovar, novembre 2009.
« Danse Pina, danse, sinon nous sommes perdus », disait Wim Wenders.
Et nous sommes perdus.

Une heure de pointe à Chatelet. Nous sommes bousculées par la foule, au confluent des lignes de métro, des kiosques à journaux bombardés par les photos du roi de la pop, mort quelques jours plus tôt. Mon amie me dit : Pina Bausch est morte ce jour même, on a l'impression que personne n'a remarqué...Qui est cette Pina? Une chorégraphe allemande morte des suites d'un cancer 5 jours après...

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